Ousmane Diarra, à Bamako. | Kaourou Magassa

Ousmane Diarra a toujours refusé de quitter et sa ville et son pays, malgré des menaces reçues et la tension politique permanente dans laquelle vit le Mali, dévasté par la corruption et la guerre. Comme des millions de Bamakois, il part très tôt le matin, à l’heure où l’on balaie les cours et chantent les coqs. Depuis son quartier situé à la périphérie de Bamako, juché sur une modeste moto coréenne, il fait matin et soir l’aller-retour jusqu’à l’Institut français du Mali à Bamako (IFM). Il effectue 50 km par jour dans les embouteillages monstrueux et la poussière infernale et sanguine de la capitale malienne. Il porte, à cause des dix-huit degrés matinaux de la saison, une polaire et un blouson. Le tout donne à ses larges épaules une carrure encore plus massive. L’homme a un caractère doux, un visage rond et aimable, coloré par un regard et un rire délicieusement joueurs.

Ousmane Diarra, 56 ans, huit enfants, écrivain malien ayant publié trois romans chez Gallimard dans la collection « Continents noirs » – Vieux lézard (2006), Pagne de femme (2007), et La Route des clameurs (2014) –, est bibliothécaire à l’IFM. Il s’y fait aussi conteur, chaque samedi, à 10 heures. La séance de contes est très courue. Les jeunes Maliens peuvent s’inscrire aussi pour lire et bénéficier de cours, pour 2 000 francs CFA (3 euros) par an. L’IFM est protégé par l’armée, comme tous les lieux publics de la capitale. Ombragé et nanti d’un restaurant et d’une bonne salle de concert appréciée des artistes, il s’étend au flanc de l’avenue de l’Indépendance. L’on y croise des peintres, des photographes, des rappeurs, des comédiens, des « chômeurs diplômés », des étudiants et même parfois des chasseurs traditionnels, venus admirer leurs portraits géants dans une magnifique exposition.

Rêverie d’un jeune Malien, au bord du fleuve. | Fabrice Loi

Une collectivité de destin

Le regard d’Ousmane s’illumine lorsqu’il vous file soudain un conte plein d’humour, évoquant l’impossibilité et l’absurdité de conflits durables entre Peuls nomades et Bambaras sédentaires. Le goût si caractéristique des Maliens pour la plaisanterie et l’autodérision ne le quitte jamais. On n’est pas là dans les qualificatifs prétentieux qu’aiment à manier politiques ou snobs de tout poil, mais bien plutôt dans l’esprit, la mise en bascule des mots et des idées. L’humour tient là une place toute particulière. Comme souvent au Mali, c’est à son maniement que l’on jugera l’esprit de l’interlocuteur, et au rire qui adviendra ‒ ou pas ‒ que l’on sentira la connivence, l’affection, et le lien qui fonde toute appartenance à une collectivité de destin. Etre artiste n’est pas suffisant. Etre une légende encore moins. Cela aggraverait même votre cas. L’important réside dans la civilité qui entoure la personne du créateur, et son œuvre.

En ces temps de trouble et de partition, comment aborder la question nationale malienne ? Ousmane :

« Le Mali, demandez-le à tous les historiens que vous voudrez, n’a jamais eu d’histoire de conflits ethniques. Les griots, colporteurs de faits et de légendes, célébraient toujours l’individu dans son groupe. Ils ne montaient jamais un groupe ethnique contre un autre. Il n’y eut pas, historiquement, d’exacerbation de l’ethnicisme au Mali. C’est la défaillance de l’Etat moderne qui, en laissant un vide substantiel, a ouvert la porte aux radicalismes et fondamentalismes qui, eux, nourrissent le tribalisme ‒ ou se nourrissent de lui. A l’université, personne d’entre nous ne se préoccupait d’être peul, tamashek, bambara, dogon… Nous étions tous ensemble, et c’est tout. Jamais cela ne nous serait venu à l’idée d’accorder de l’importance à ces choses. Ni d’imaginer l’impensable, qui a lieu aujourd’hui, de voir des mosquées en pleine université et, de même, chacun dans son coin avec son groupe. »

Quel témoignage que celui-ci, d’une société malienne qui exacerbe en son sein ses différences, parce qu’elle s’atomise, se désagrège, se dissout dans une crise sociale et politique de plus en plus lourde, sinistre, envahissante. On pense tout de suite à ce qui se passe en Europe. Et l’on comprend. On réalise avec effroi comme, presque naturellement, la religion prend place dans le vide existentiel créé par les dirigeants. Ceux-ci sont incapables de répondre aux angoisses d’un peuple livré pieds et poings liés à la globalisation. On comprend comment, pour le Mali, un Etat affaibli, déliquescent, démoli depuis trente ans par les directives des offices internationaux, ou pillé par ses élites qui, après les élections, toujours déçoivent, laisse un boulevard aux prêcheurs.

Dans le quartier des mécanos, à Bamako. | Fabrice Loi

Déboires

L’affaire principale, c’est une évidence, reste comme toujours l’éducation. Chacune ou presque de nos interventions dans les établissements du système public à Bamako se soldera par un constat terrible d’incurie. L’Ecole normale supérieure elle-même oubliera d’honorer notre rendez-vous. Ousmane désespère : c’est la troisième fois que cette école d’Etat lui annule un débat littéraire, par négligence. Il va devoir les déprogrammer, et faire rendre les livres envoyés. On croise là un jeune étudiant désolé dans les couloirs. L’éducation nationale malienne semble errer à la dérive, sans moyens. Est-ce ainsi que l’on prétendra lutter contre la misère économique de hordes de jeunes chômeurs, proies toutes désignées des fondamentalistes religieux ? Règlera-t-on ainsi ce fameux « conflit de civilisation », sur lequel on glose à l’envi ? Est-ce là le seul bilan des fameux plans d’ajustement structurel dénoncés par Abderrahmane Sissako dans son film Bamako, qui ont été à l’origine d’une réduction drastique des effectifs de la fonction publique ?

A Bamako, les établissements d’enseignement privés, accessibles aux seuls plus aisés, pullulent. Dans ceux-là, en tout cas, on est reçu par des élèves en rang, en uniformes impeccables qui sont ceux des jeunes Maliens à l’école. Cette discipline était autrefois celle de la République malienne. Tout cela ne semble plus être qu’un lointain souvenir, parfois empreint de nostalgie. Là-dessus, les Maliens sont unanimes, et identifient leurs déboires à la fameuse « démocratie ». Celle-ci a livré leur destin depuis 1991 à plus de deux cents partis guignant les ressources électorales, à défaut de projet politique, à part celui du Fonds monétaire international. Pourtant, on y croit encore un peu : pendant mon séjour, je rencontrerai des jeunes qui, excédés, ont rejoint un parti politique : celui d’Amadou Koïta, ministre de la jeunesse. Dans le quartier où j’habite, ils perdront aux élections municipales face à un candidat… imam. Cependant, cet échec n’est pas représentatif. Car, dans la jeunesse, la confusion entre religion et politique ne passe pas, et prête à d’âpres débats.

Le long du quartier de la Minusma à Bamako. | Fabrice Loi

Chaos et impéritie

L’un des acteurs d’une association islamique française nous explique essayer de limiter la radicalisation des jeunes dans les écoles coraniques. Ces écoles, où l’on apprend parfois l’arabe et où l’on psalmodie, souvent sans le comprendre, le Coran. Oui, mais ici, l’on enseigne aux plus pauvres. Leurs élèves, les talibés, mendient aussi dans les rues. Ce constat laisse convaincu d’une situation terriblement périlleuse. Ce danger reste, en France, mal compris. Et lorsqu’une voisine me parle de la terrible mortalité infantile due au paludisme à l’hôpital voisin, tout juste construit par… la Chine, je m’interroge sur l’efficacité de notre guerre dite « de civilisation ». Ses stigmates envahissent Bamako (camions blindés et quartiers Minusma protégés et barbelés, la Mission multidimentionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). Ce conflit n’est-il pas perdu d’avance ? A quelle économie profite-t-il ? L’on songe vite que seuls des chantiers internationaux massifs de développement, d’assainissement de quartiers infestés par le paludisme et les ordures, et des embauches massives pour faire sortir la capitale malienne du XIXe siècle éviteraient le pire, au moins autant que les canons.

Le crépuscule descend sur Bamako. La ville gronde du bruit incessant des moteurs à l’agonie. La ville, sillonnée par des hordes de véhicules tout droit sortis des casses européennes, semble en éruption. Les incendies intempestifs de dépôts sauvages d’ordures empuantissent l’atmosphère. Leurs fumées s’invitent jusque dans les cours et les salles à manger. Les scandales sanitaires se multiplient. Bamako, capitale africaine de 3 millions d’âmes sans voirie, semble vouée au chaos et à l’impéritie. Des voies entières sont emplies d’ordures ménagères, qui bloquent parfois la circulation. Les Bamakois excédés déversent les ordures dans les mairies, incapables de régler la situation.

Et la jeunesse ? Elle erre, massivement sans travail. Dans ce pays pillé par des « élites » aux visions nulles, elle danse, parfois, dans la nuit. Les imams les plus intolérants interviennent alors pour lui interdire la fête. Dans certains quartiers, les jeunes protestent. Ils branchent leurs haut-parleurs devant le domicile de l’imam. Le débat bruisse, prend de l’ampleur. Les représentants de l’islam malékite, traditionnel et modéré, interviennent. Ils disent que « tout le monde a déjà dansé une fois dans sa vie, et que les problèmes du Mali sont autres ».

A Bamako | Fabrice Loi

Deux tendances religieuses sont maintenant face à face, dans une société malade du chômage, de la délinquance et de l’insalubrité. Ce conflit, prévisible, entre deux obédiences de l’islam ‒ l’une tolérante, et l’autre fondamentaliste et wahhabite ‒ dans un Mali sinistré, a été décrit dans le roman d’Ousmane Diarra, Pagne de femme. Ousmane :

« L’interdiction de danser ? Les jeunes en ont marre, et je crois que cette affaire est une grave erreur. Je crains vraiment que si cela continue, des mosquées ne soient cassées. Je ne comprends pas que l’on interdise ainsi la joie de vivre. Et si on leur interdit de danser, où danseront-ils ? Au ciel ? Nous avons un proverbe bambara qui dit que personne n’en est jamais revenu pour dire ce qui s’y passe. »

Ousmane Diarra est profondément estimé de la jeunesse malienne. Il n’y a qu’à voir l’accueil que réserve à chaque écrivain son club des lecteurs de l’IFM pour comprendre que les jeunes Maliens ont reconnu en lui une présence, une langue, une intégrité. On sait ici comment il écrit : comme il vit. L’alliance entre une existence modeste, des principes éthiques affichés et un courage de pensée assumé impressionne, convainc. L’assemblée se réunit chaque samedi pour débattre de livres, dans une ferveur qui se passe d’écrans, de paillettes et de faux-semblants. On y scrute les cœurs et l’affaire essentielle, surtout en ces temps d’obscurité montante : la langue. C’est toujours sur elle que s’appuie Ousmane, émaillant son discours de proverbes, de chansons et de contes. Il tient par là même, et tout naturellement, à rappeler la place déterminante de l’animisme dans l’histoire du Mali et du pays mandingue.

« On a distordu volontiers les faits historiques, établi des légendes sur du sang et des massacres. Or, on ne pouvait passer dans le sillage des armées des grands djihadistes du XIXe siècle, tel El Hadj Omar, qui chassa le pouvoir animiste de Ségou, sans tomber à répétition sur des charniers. Ces pouvoirs ont toujours voulu en finir avec les religions traditionnelles, qui restent le socle de la culture malienne. Ce que nous vivons aujourd’hui avec cet islam fondamentaliste venu du Golfe est une nouvelle colonisation. Jamais le colonisateur français, qui s’est engouffré dans les décombres laissés par les djihadistes du XIXe siècle, ne nous a même empêchés de pratiquer nos religions animistes. »

Ousmane Diarra a décrit un amour magnifique entre un homme mûr et une toute jeune femme, dans son roman Vieux lézard. La femme y apparaît parfois sous les traits d’une fée, ou d’un oiseau. L’auteur y raconte les rendez-vous clandestins, dans les hôtels enchantés et plantés d’arbres des alentours de Bamako. Des hôtels pour amoureux discrets, connus de tous. Je le questionne donc sur la quasi-impossibilité de croiser aujourd’hui des amants dans les rues de la ville. Il me répond : « Une pudibonderie nous est imposée par cet islam étranger à notre culture. Dans ma jeunesse, nous chantions l’amour, les corps. Les jeunes filles chantaient la beauté des jeunes hommes au clair de lune. Les jeunes amants dormaient même avant le mariage dans la chambre de la grand-mère. »

Oui, Ousmane Diarra est bien l’un des écrivains majeurs du Mali d’aujourd’hui. Il chante la jeunesse et l’amour. Et ceux-ci le lui rendent bien. Alors en guise d’au revoir, il nous livre ce chant des jeunes filles d’autrefois :

« Si vous ne me donnez pas à Nyamanton, le beau jeune homme peul
La nuit ne tombera pas, oh le beau jeune homme peul !
Le jour ne se lèvera pas, oh le beau jeune homme peul »

Fabrice Loi est écrivain. Dernier ouvrage paru : Pirates (éd. Gallimard, 2015). Il était en novembre invité à donner une série de conférences à Bamako par l’IFM.