Ce mardi 20 décembre au petit matin, Nisenga, 53 ans, a retrouvé l’un de ses cinq enfants mort. Cet électricien reste digne et désemparé. Il ne pleure pas devant le corps de son fils, Patrick, 22 ans, abattu d’une balle dans la tête aux environs de 7 heures dans le quartier populaire de Ngaba à Kinshasa. Recouvert d’un bout de wax, le corps de ce chauffeur de taxi gît sur une pancarte métallique de la police nationale dégoulinante de sang dans une ruelle du quartier voisin de Lemba Terminus. Balle perdue ou tir direct ? Là, maintenant, nul expert en balistique. L’heure n’est pas à l’enquête sur cette balle qui a transpercé le visage du jeune homme. Dans les rues adjacentes, policiers et militaires tirent à balles réelles sur des jeunes miséreux armés de cailloux. Ils ratissent ces quartiers devenus champs de bataille.

« J’ai honte de voir mon fils comme ça, je ne sais pas quoi faire du corps, personne ne s’occupe de nous, et je n’ai pas l’argent pour le transporter à la morgue ni pour organiser des funérailles », dit Nisenga. Autour du corps de Patrick, des jeunes se recueillent et s’excitent. on hurle des slogans hostiles à Joseph Kabila, le président de la République démocratique du Congo (RDC) dont le second et dernier mandat aurait dû se terminer dans la nuit, à 23 h 59. Sauf que la cour constitutionnelle a autorisé le chef de l’Etat, âgé de 45 ans, à se maintenir au pouvoir jusqu’à la présidentielle, repoussée en avril 2018.

En attendant, les rues de Kinshasa, mégalopole de plus de 12 millions d’habitants, habituellement congestionnées, sont désertes. Loin du centre-ville sécurisé, les quartiers pauvres de Kinshasa se sont embrasés dans la nuit. En ordre dispersé. Aux sifflets et tambourinages de casseroles, aux jets de pierres, les forces de l’ordre déployées en grand nombre ont repliqué à balles réelles, lancé de puissants gaz lacrymogènes rose vif qui empoisonnent l’air des rues terreuses où se replient les émeutiers. Ceux-ci appellent au départ de Joseph Kabila. Qui pour le remplacer ? Revient le nom d’Etienne Tshisekedi, opposant historique âgé de 84 ans, qui a fait de Kinshasa son fief.

Où est la Monusco ?

Toute la matinée, des avenues de Limete, Lemba, Matete - où une antenne du parti présidentiel a été incendiée - et d’autres communes redoutées par le pouvoir pour leur mobilisation, ont été le théâtre d’affrontements. Des pneus brûlent. De petites barricades sont montées. Vite écrasées par les camions de l’armée. Le pouvoir rappelle, dés que besoin, sa force brute et expose son arsenal. Les foules compactes se dispersent lorsque les balles sifflent. Puis se recomposent. Les véhicules de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation du Congo (Monusco), la plus importante et la plus coûteuse mission de l’ONU déployée dans le monde, sont très rares.

Une mère de famille, enseignante - son salaire mensuel d’environ cent dollars est impayé depuis quatre mois - prend part aux émeutes à Lemba. « Nous, les femmes du quartier, on a décidé de sortir pour ne pas laisser, seuls, nos enfants se faire tirer dessus et appeler au respect de la Constitution », dit-elle. Un nuage de gaz lacrymogène disperse la foule.

La nuit leur appartient

Des jeunes sont arrêtés, d’autres tombent sous les balles. A l’entrée de la morgue, un employé en blouse bleue élude les questions, refuse de décliner son identité et d’ouvrir l’accès au site. « Aucun mort par balles n’a été amené dans la nuit, ni ce matin. Il y a des morts ? », demande-t-il. Faut-il alors écouter le balayeur de la morgue ? Il vit à quelques mètres de l’entrée dans une case exiguë faite de bric et de broc, d’objets de fer glanés on ne sait où. Les mains et poignets de ce mystique néoapostolique s’ornent de bagues et de petites cuillères en guise de bracelets. « Cette nuit, assure-t-il, j’ai vu des convois de policiers amener des corps à la morgue ».

Les autorités n’ont livré aucun bilan. Demeurent les présomptions. Les manifestations en septembre s’étaient soldées par une cinquantaine de morts, selon l’ONU. Dans les quartiers populaires de Kinshasa, les jeunes, déterminés mais finalement impuissants face aux forces de l’ordre, ne veulent plus dormir. La nuit leur appartient, pensent-ils. Les pluies nocturnes et tropicales ont cessé depuis peu. Professionnels et amateurs de l’émeute urbaine y voient là un signe divin. Tous promettent que ce n’est que le début.

Du côté du pouvoir, ces émeutes circonscrites ne suscitent pas d’inquiétude. « La situation est sous contrôle », veut croire un conseiller de Joseph Kabila. Le premier ministre issu des rangs de l’opposition, Samy Badibanga, a exhorté ce mardi 20 décembre les forces de l’ordre « à faire preuve de discipline et de retenue ». Un appel bienvenu car selon José Maria Aranaz, le directeur du bureau des Nations unies aux droits de l’homme en RDC, « la situation est mauvaise ». « Nous vérifions des informations selon lesquelles 20 civils auraient été tués mais cela semble assez solide », a-t-il dit par téléphone à l’agence Reuters.