Cette semaine, plongez dans le récit tourbillonnant et amoureux de Yousry Nasrallah, ne loupez pas la nouvelle pépite de Jim Jarmusch et découvrez la comédie romantique pas comme les autres d’Axelle Ropert.

COCOTTE-MINUTE : « Le Ruisseau, le pré vert et le doux visage », de Yousry Nasrallah

LE RUISSEAU, LE PRÉ VERT ET LE DOUX VISAGE Bande Annonce (Film égyptien - 2016)
Durée : 02:00

Alors que l’Egypte reste toujours aussi divisée entre le pouvoir militaire laïque et l’opposition religieuse, et que la congestion politique semble contaminer chaque aspect du quotidien, Nasrallah décide de rappeler son peuple aux fondamentaux de la vie en commun. Et même de la vie tout court : ses plaisirs simples et immédiats, tels que l’amour, le désir, le sexe, la nourriture, la fête, la danse et les chansons.

Dès son titre à rallonge, Le Ruisseau, le pré vert et le doux visage affirme un esprit de profusion, qui serait à la fois son programme et son éthique particulière. A commencer par le tour éminemment feuilletonesque d’un récit tourbillonnant, qui foisonne de personnages jusqu’à en donner le vertige. On y suit une famille de restaurateurs et traiteurs, les Al-Tabakh, où chacun, des adultes aux enfants, met la main à la pâte dès qu’il s’agit d’organiser de somptueux banquets ou mariages et où une escalade d’ambitions et de crispations familiales nourrit un emberlificotement narratif propre à la comédie musicale égyptienne.

La grande affaire de Nasrallah reste toutefois celle du désir. Le film poursuit plusieurs histoires d’amour entrecroisées, entre passions légitimes ou illégitimes, élans libres ou contrariés, passades adultères ou étreintes dérobées. Le plus surprenant, c’est l’équivalence qui s’établit sans cesse entre la libido et l’art culinaire, les deux relevant d’un même besoin vital : soupirs et œillades se mélangent comme des ingrédients, et l’on fait bonne chère dans une grande circulation de corps, de textures, de saveurs, qui tourne vite à l’ivresse. Nasrallah filme ce grand « trafic » amoureux à coups d’amples mouvements de caméra, dessinant des arabesques aussi riches et dispendieuses que les festins dont il est question. M. M.

Film égyptien de Yousry Nasrallah. Avec Ahmed Dawood, Laila Eloui, Mohamed Farag, Enaam Salousa, Bassem Samra, Menna Shalabi (1 h 55).

BUS STOP : « Paterson », de Jim Jarmush

PATERSON Bande Annonce VOSTFR (2016)
Durée : 02:00

L’œuvre de Jim Jarmusch, 63 ans, s’augmente, avec Paterson, d’une nouvelle pépite, dont la sérénité et la douceur agissent comme un baume. Souvent, ses films sont de petits panthéons personnels, recueillant amoureusement références et citations de figures artistiques admirées – musiciens, cinéastes, écrivains –, pour former autour de leurs héros errants ou marginaux autant de boucliers ou de viatiques contre l’agressivité et la vulgarité envahissantes du monde contemporain.

Comme le magnifique Dead Man (1995) avant lui, qui s’inscrivait sous la tutelle du poète William Blake, Paterson vise l’un des objets les plus rétifs au cinéma, à savoir la poésie, impossible à figurer littéralement et qui s’évade dès qu’on veut la débusquer. Le titre, Paterson, désigne à la fois par son nom le protagoniste (Adam Driver), chauffeur de bus et poète à ses heures, mais aussi la ville du New Jersey dans laquelle il coule des jours paisibles, cité ouvrière minée par la désindustrialisation, et enfin le grand œuvre du poète moderniste William Carlos Williams, véritable jalon de la littérature américaine.

Cette polysémie gigogne n’est pas qu’un jeu référentiel gratuit, mais trace une circularité complète, entre le contenant et son contenu, l’œuvre et ses modèles, l’écriture et la vie, le signifiant et le signifié, qui vaut comme seul programme poétique du film : « un homme est une ville est un poème est un film », nous dit en quelque sorte Jarmusch, comme pour paraphraser le fameux vers de Gertrude Stein (« Rose is a rose is a rose… »). Ce que filme admirablement Jarmusch, c’est non seulement le « travail » afférent à la poésie, mais plus largement la façon dont le monde alentour se dépose en nous, et se met à résonner au prix d’une longue et lente imprégnation – imprégnation qui serait, en retour, le véritable ferment poétique de l’existence.

La clé, c’est la « rime interne », comme le confie Paterson à une petite fille croisée dans la rue : ces bégaiements infimes de la réalité qui finissent, en s’assemblant, par résonner d’une harmonie secrète, dissimulée dans le désordre des choses. Et, comme dans la poésie de William Carlos Williams, la rime interne épouse le concret, l’immédiateté des impressions, en s’opposant à une versification qui les déforme. M. M.

Film américain de Jim Jarmusch, avec Adam Driver et Golshifteh Farahani (1 h 58).

DES CŒURS EN HIVER : « La Prunelle de mes yeux », d’Axelle Ropert

LA PRUNELLE DE MES YEUX Bande Annonce (Film Français - 2016)
Durée : 01:53

Réalisatrice imperméable aux modes, creusant un sillon fertile et personnel à l’intérieur d’une tradition cinématographique résolument classique, Axelle Ropert a toujours fait de l’hétérogénéité, du foisonnement de détails, le moteur romanesque de ses récits. Partant du principe que la force du cinéma tient à sa capacité à exalter le subtil nuancier de toute existence, elle conçoit ses mises en scène comme la révélation d’un monde sensible. Celui qu’elle explore dans La Prunelle de mes yeux tient dans un mouchoir de poche, dont le centre névralgique est l’ascenseur de l’immeuble où vivent et se croisent régulièrement Elise, une jeune aveugle, et Théo, un musicien d’origine grecque, qui, pour lui donner le change, ne tarde pas à se faire passer pour non voyant, lui aussi. A partir de cette histoire rikiki, la cinéaste injecte une myriade de matières et d’idées dans le canevas rigide d’une comédie romantique (hostilité, montée du désir, quiproquos, malentendus, rupture, révélation de l’amour), jusqu’à en faire légèrement craquer les coutures.

Entre l’aveuglement d’Elise, qui la conduit à tout percevoir à travers les odeurs et les sons, quitte à tomber parfois totalement à côté de la plaque, et celui que s’invente Théo, qui se déclare un beau matin aveugle, par pure provocation, une dialectique s’instaure entre le vrai et le faux, la posture et l’imposture, le visible et l’invisible, les masques sous lesquels on se protège et la vérité qu’on se doit à soi-même. A la dépression qui menace de toutes parts, le film oppose son rythme primesautier, la fantaisie artificielle de ses situations, ses personnages semblant tous plus ou moins issus de bandes dessinées, ses costumes aux couleurs bariolées, pas toujours bien assorties, ses tubes éternels, son défilé de lunettes de soleil pour aveugles, faux aveugles ou autres rockeurs de pacotille… I. R

Film français d’Axelle Ropert. Avec Mélanie Bernier, Bastien Bouillon, Antonin Fresson, Chloé Astor, Swann Arlaud (1 h 30).

GOÛT DU SOUFRE : « Mapplethorpe », de Fenton Bailey et Randy Barbato

Mapplethorpe : Look at the pictures / bande-annonce Officielle
Durée : 01:13

Mort à 42 ans en 1989, le photographe américain Robert Mapplethorpe semblait avoir mérité mieux que quiconque le qualificatif « sulfureux », et dans ses acceptions les plus évidentes : élevé dans une famille très pieuse de six enfants, il avait fait carrière dans le nu masculin tendance SM, les détournements érotiques de poses christiques étant, à l’âge adulte, le seul résidu visible de ses années de catéchèse. Pour le reste, il fréquentait plus souvent les clubs cuir que les églises, y ramassant modèles et amants avec une boulimie rare, et avait pris pour quête esthétique sérieuse et pressante celle du pénis parfait, dont il avait prédéterminé avec une précision de collectionneur les proportions et les lignes requises. Cette vie, et les clichés en noir et blanc qu’il en reste, est la part la plus connue du personnage, et celle que tout spectateur s’étant un jour intéressé de près ou de loin à la photographie américaine s’attend à trouver dans un documentaire.

Si le documentaire n’est ni vraiment dans la prose ni vraiment dans le poème, c’est aussi que l’artiste, tel que le film nous le présente, n’habite pas exactement l’abîme empli d’émanations sulfureuses où l’on s’attend à le trouver. Le film s’ouvre en faisant écho au déchaînement de haine qui suivit, après la mort du photographe, le voyage de sa dernière exposition sur le territoire américain, mais décale peu à peu subtilement le focus, pour faire émerger sous le diabolique familier un autre Mapplethorpe – bien plus dérangeant, au bout du compte, que toutes les photos qu’il a pu réunir. Soit un carriériste obsessionnel, dont on ne s’approchait, sinon par le sexe, que par la richesse ou l’influence, capable d’évincer un amant par crainte qu’il lui fasse de l’ombre, ou d’exiger de son jeune frère et collaborateur qu’il change de nom afin de rester seul à l’utiliser sur la scène artistique. N. Lu.

Documentaire américain et allemand de Fenton Bailey et Randy Barbato (1 h 49).

FAST FOOD NATION : « Cheeseburger Film Sandwich », de Joe Dante

Cheeseburger Film Sandwich est le titre qui avait été choisi par le distributeur français d’Amazon Women on the Moon au moment de sa sortie en 1989, deux ans après son exploitation américaine. Le titre original évoquait ces bandes fauchées de science-fiction des années 1950 qui faisaient les délices des drive-in et des late shows de la télévision. L’ensemble est une succession de sketches et de courts récits que se sont partagés divers réalisateurs, récits parfois reliés par des gags et des situations récurrentes. Joe Dante et John Landis en ont signé un certain nombre, mais tout l’ensemble est marqué par ce talent particulier qu’ont eu les deux cinéastes pour travailler en profondeur, et de façon politique, l’imaginaire enfantin et adolescent de l’Amérique moderne.

Le titre original du film renvoie à la dispersion, en épisodes, d’une parodie de space-opera fauché dont les conventions et les clichés candides, à base d’astronautes américains héroïques et de pulpeuses reines de l’espace, sont joyeusement raillés. Cet assemblage renvoie le spectateur à une culture qui est celle des années 1970 et 1980, culture elle-même nourrie par les souvenirs d’enfance liés à l’entertainment cinématographique et télévisuel des années 1950. Ironie pop et ricanement de petits malins ? Sûrement pas. Cheeseburger Film Sandwich est surtout un film empreint d’une certaine mélancolie. Il s’y exprime la conscience d’un temps qui s’est enfui (celui de l’enfance et de ses jouets, de ses montres en caoutchouc et de ses soucoupes volantes) tout autant que celle d’une époque hédoniste, décomplexée, sexuelle, marquée par la contre-culture, dans les années 1970, et par une sorte d’insouciance, cynique mais vitale, au regard de la décennie d’après. J.-F. R.

Film américain de Joe Dante, Carl Gottlieb, Peter Horton, John Landis, Robert K. Weiss (1h28). 1 DVD et Blu-ray Elephant Films