LA LISTE DE NOS ENVIES

Avant de festoyer, prenez le temps de nourrir votre esprit et vos sens avec deux romans et deux beaux livres de sciences humaines.

ROMAN : « Le Silence », de Reinhard Jirgl

Quidam

Roman-monde et monstre de 600 pages dû à Reinhard Jirgl, auteur encore méconnu de ce côté-ci du Rhin mais lauréat du prestigieux prix Büchner en Allemagne, Le Silence étend ses maléfices et ses splendeurs sur plus d’un siècle, et du fond de la Bavière jusqu’à l’Alaska. Tantôt saga familiale insensée, tissée d’inceste allégorique, de meurtres et de suicides, de luttes contre l’Etat nazi puis communiste, accélérant et décélérant sous la main d’un démiurge fâché, tantôt épopée monstrueuse d’« une guerre fossile jamais achevée », Le Silence a pour thème essentiel l’expropriation sous toutes ses figures, depuis celle dont la famille du héros, Georg Adam, est menacée dans ses propriétés, jusqu’à la fausse couche, ou à la transformation du silence en Histoire.

Mais ce mouvement même d’expulsion de soi constitue aussi une force. C’est ce qu’écrit l’une des narratrices à son mari, par-delà la mort : « Ta plus grande richesse fut tout ce dont tu manquas durant toute ta vie. » Un texte dense, qui provoque chez le lecteur des tunnels d’hallucinations, comme si, roulant sous un « ciel nocturne et verrouillé », il arrachait lui-même d’horribles pans poétiques aux exactions de la modernité guerrière. Eric Loret

Le Silence (Die Stille), de Reinhard Jirgl, traduit de l’allemand par Martine Rémon, Quidam, 620 p., 25 €.

ESSAI : « Encyclopédie critique du genre », sous la direction de Juliette Rennes

La Découverte

Dirigée par la sociologue Juliette Rennes, cette encyclopédie offre, en une soixantaine de notices, une ambitieuse synthèse des recherches menées en France et dans le monde autour de la notion de genre. Cette dernière s’est imposée de manière très progressive à partir des années 1970, aux Etats-Unis d’abord. Son caractère opératoire en a fait le point de convergence des travaux qui ont pour objet les corps sexués dans leurs interactions sociales. Si cette nouvelle encyclopédie est un outil incontournable, c’est non seulement pour la multiplicité des savoirs réunis, mais aussi pour l’extraordinaire variété des champs abordés.

Ainsi de l’entrée « handicap », qui interroge ce que l’on juge « normal » ou « valide » dans une société donnée. Mais aussi du « corps maternel », partagé entre les technologies médicales qui accompagnent une grossesse et l’angoisse suscitée par la dénaturalisation de l’acte procréatif. Ou encore de la « religion », que les féministes n’envisagent plus comme une sorte d’opium, préférant s’intéresser aux manières dont les femmes détournent les contraintes imposées et se « bricolent » une place. Dorénavant il sera difficile de parler de « la » théorie du genre. Peut-être manquions-nous jusqu’ici en France d’un ouvrage de référence, mais ce n’est désormais plus le cas. Jean-Louis Jeannelle

Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux, sous la direction de Juliette Rennes, La Découverte, 740 p., 29,50 €.

POLAR : « Hongkong noir », de Chan Ho-kei

Denoël

« Le superintendant Kwan était un excentrique, qui avait vécu les émeutes gauchistes des années 1960, était passé au travers de la grande vague de nettoyage de la police dans les années 1970, avait affronté l’ennemi public des années 1980 et été témoin de la rétrocession de 1997 comme des changements sociétaux des années 2000. » Kwan Chun-dok, « détective en fauteuil » appartient à une catégorie de limiers non pas hémiplégiques, mais capables de résoudre une enquête par la force de leur seul intellect, sans se rendre sur une scène de crime ni brandir leur arme.

Ce héros chinois est si précieux qu’en 1997, lors de sa mise à la retraite, les autorités de Hongkong lui octroient un poste de conseiller spécial, afin qu’il aide, au cas par cas, les enquêteurs de son ancien service, la section criminelle chargée des dossiers les plus graves. En six récits de meurtre, Chan Ho-kei trace un portrait sépulcral de l’ancienne colonie britannique sur près d’un demi-siècle. Macha Séry

Hongkong noir (13.67), de Chan Ho-kei, traduit du chinois (Hongkong) par Alexis Brossolet, Denoël, « Sueurs froides », 668 p., 22,50 €.

ESSAI : « Mélancolie de gauche. La force d’une tradition (XIXe-XXIe siècle) », d’Enzo Traverso

La Découverte

Dans Peuples en larmes, peuples en armes (Minuit), Georges Didi-Huberman commente une scène du Cuirassé Potemkine, célèbre film de Sergueï Eisenstein (1925) : le philosophe y montre que le deuil politique peut devenir la ressource d’une espérance relancée. Mélancolie de gauche, le nouvel essai d’Enzo Traverso, se place dans ce sillage. Lui aussi mobilise le cinéma, notamment celui d’Eisenstein, de Gillo Pontecorvo ou de Ken Loach. Et là encore, ces images nourrissent une belle dialectique du deuil et de l’émancipation.

Car voici la thèse de cet essai : la mélancolie appartient à la structure sentimentale de la gauche, cette constellation humaine et militante qui a fait des « défaites glorieuses » sa principale ressource, de 1848 à la guérilla du Che en passant par la révolte spartakiste. Honorant une « tradition cachée » qui accueille Rosa Luxemburg, Auguste Blanqui, Louise Michel, Walter Benjamin ou encore Daniel Bensaïd, l’auteur montre que toutes ces figures permettent de rompre avec une certaine gauche dont l’optimisme arrogant masque les piteux aveuglements, cette gauche qui a toujours préféré refouler la mélancolie, et sa force subversive, par peur de « désespérer Billancourt ». Jean Birnbaum

Mélancolie de gauche. La force d’une tradition (XIXe-XXIe siècle), d’Enzo Traverso, La Découverte, « Sciences humaines », 232 p., 20 €.