Le 9 mai 1968, alors qu’enfle à Paris une vague de contestation d’une ampleur historique, une responsable commerciale des éditions Dupuis basée en France écrit à sa direction, à Charleroi (Belgique), pour s’inquiéter des « agissements » d’un des personnages phares de la maison, Gaston Lagaffe. L’album Des gaffes et des dégâts vient tout juste d’être « déposé » à la « Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence », mise en place par la loi de 1949. Le risque de censure pèserait grandement sur l’ouvrage, selon cette commerciale : « Le principal argument de cette commission est que la jeunesse française a suffisamment l’occasion d’entendre autour d’elle dénigrer et ridiculiser la police sans qu’il soit nécessaire, en plus, de lui fournir des exemples dessinés. Tout ceci peut paraître puéril et rétrograde, mais (…) si nous voulons continuer à obtenir facilement les autorisations nécessaires, il ne faudrait peut-être pas renouveler trop souvent ces incidents. »

Le dessinateur belge André Franquin (1924-1997) avec un parcmètre, cet « affreux mange-fric ». | Hervé Bruhat/ Rapho

Le fac-similé de ce courrier n’est sans doute pas la pièce la plus spectaculaire, visuellement parlant, de l’exposition « Gaston, au-delà de Lagaffe », proposée jusqu’au 10 avril par la Bibliothèque publique d’information (BPI) de Beaubourg. En revanche, elle dit beaucoup de la dimension « doucement subversive » du héros sans emploi créé par André Franquin, il y aura soixante ans en 2017.

Antihéros loufoque

L’imaginaire collectif a surtout retenu de Gaston ses inventions loufoques, sa maladresse maladive, sa nonchalance hissée au rang d’art de vivre, son amour des animaux, sa toquade pour mademoiselle Jeanne – autant de thèmes que développe parfaitement l’accrochage parisien. Porté aux nues par plusieurs générations de lecteurs, l’humour tendre et insolent de Franquin a failli faire oublier l’« autre » nature d’un personnage écolo avant l’heure, pacifiste convaincu, antimilitariste acharné, mais aussi antiflics et antichasseurs.

Dans les années 1970, Franquin se lance dans une véritable campagne à l’encontre des parcmètres (ici, couverture du tome 16 de « Gaston Lagaffe », Dupuis, 1979). L’appareil inspirera au dessinateur une longue série de gags. | Dargaux Lombard

L’épisode le plus instructif en la matière est sans doute la « campagne » – le mot n’est pas trop fort – menée par Gaston dans les pages de l’hebdomadaire Spirou à l’encontre des parcmètres, à la fin des années 1970. Ceux-ci venaient de faire leur apparition dans les villes afin de réguler le stationnement automobile. Dans l’appareil à sous, Franquin va trouver à la fois un accessoire récurrent pour une série de gags et un symbole de sa haine de l’autorité et des uniformes, incarnée par l’agent de police Joseph Longtarin. Le journal des éditions Dupuis abondera dans le sens de Franquin en imprimant des autocollants destinés à être collés à l’arrière des voitures. « Tu as payé pour rouler, maintenant paye pour t’arrêter », y proclamait Gaston.

Tendance dépressive

Quarante ans plus tard, on se demande encore comment la chose fut possible, à l’intérieur même d’un hebdomadaire issu d’une maison d’édition d’obédience catholique ne rigolant pas avec l’éducation des enfants. Néanmoins, elle laissa faire Franquin. Le brider l’aurait probablement poussé à aller exercer son talent ailleurs. Dupuis savait aussi que le dessinateur ne dépasserait jamais les bornes autorisées, à l’image de son mentor Yvan Delporte, un écolo anarchiste à la barbe fleurie qui dirigea la rédaction de l’hebdomadaire pendant douze ans.

Franquin trouvait dans l’humour un moyen de dénoncer ce qui l’horripilait, des injustices du monde à la vacuité de l’existence

Le maître bruxellois, mort en 1997, ira tout de même assez loin, comme le montre bien le parcours imaginé par les commissaires Emmanuelle Payen et Jérôme Bessière. Alors qu’une rubrique de Spirou consacrée à l’aéromodélisme – une activité très populaire chez les jeunes garçons de l’époque – proposait de construire de mini-appareils de guerre, une maquette d’avion de chasse utilisée par Gaston transformera en champ de bataille la rédaction de l’hebdomadaire. A la fin du gag, le héros en espadrilles y va de son message : « Binquoi ? ! Ceux qui fourrent ces bidules guerriers plein leurs illustrés, faut bien de temps en temps qu’on leur rappelle à quoi servent ces merveilles… »

André Franquin. | Hervé Bruhat/ Rapho

Quand on l’interrogeait sur la dimension politique de son œuvre, Franquin avait l’habitude de botter en touche : « Je ne suis en fin de compte “anti-rien-du-tout”, même si je suis intimement convaincu que les personnes vraiment civilisées devraient être prises de vomissements à chaque fois qu’elles aperçoivent une de ces machines de guerre. Mais, bien sûr, nous traînons un lourd passé derrière nous. Les “héros” sont toujours des types qui ont gagné leurs galons en frappant très fort sur la tête de leur ennemi. Et, bien souvent, la glorieuse histoire de nos cultures si civilisées ne repose sur rien de plus qu’une succession de massacres effroyables. Il suffit de lire la Bible ! », dit-il ainsi dans un entretien accompagnant l’une des nombreuses éditions d’Idées noires (Rombaldi), un ensemble de gags en noir et blanc traitant de la mort et de la connerie humaine – sa série la plus intime et la plus torturée.

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Davantage qu’un anticonformiste affirmé, Franquin était en fait un pessimiste à tendance dépressive qui avait trouvé dans l’humour un moyen de dénoncer ce qui l’horripilait, des injustices du monde à la vacuité de l’existence. En 1978, la section belge d’Amnesty International lui commanda une affiche. Franquin s’exécuta sans se faire prier. On y voit Gaston sommeiller comme à son habitude sur son bureau et cauchemarder qu’on le torture, avant de se faire envoyer dans un camp d’internement puis sur l’échafaud. Jamais publié, le gag le moins drôle de tout Gaston Lagaffe est également visible à Beaubourg.

Exposition sur Gaston Lagaffe : un personnage culte aux 60 ans de carrière
Durée : 02:15
Images : Rencontre avec Emmanuèle Payen, le commissaire de l'exposition "Gaston, au-delà de Lagaffe"

« Gaston, au-delà de Lagaffe », BPI, Centre Pompidou, 1 rue Beaubourg, Paris 4. Jusqu’au 10 avril. Entrée Libre.