Cédric Briand dans sa ferme des Sept-Chemins, en Loire-Atlantique, avec Fine, l’une de ses bretonnes pie noir. | Thierry Pasquet

Dans sa robe noire, le magistrat fulmine. Il pointe d’un doigt rageur les prévenus : trois éleveurs bovins du pays de Redon (Bretagne-Sud). « Messieurs, vous êtes accusés d’être des paysans heureux ! De faire votre beurre sur le dos de Fine, matricule 1334, pure bretonne pie noir. » Présente à l’audience, la « victime » meugle en signe d’approbation à l’énoncé des chefs d’accusation. C’est par cette saynète humoristique que démarre la vidéo de promotion de la « bretonne ». Un temps menacée d’extinction, la race sera mise à l’honneur au Salon de l’agriculture 2017, avec Fine dans le rôle de la vache égérie.

Des « paysans heureux » ? En ces temps de grande déprime agricole, l’expression sonne comme un oxymore. Faire rimer labeur avec bonheur est pourtant possible : « Je suis motivé et heureux d’aller au travail, assure Cédric Briand, au milieu d’un paisible troupeau noyé dans la verdure du bocage breton. « On nous dit souvent : “C’est étonnant, vous avez le sourire.” Comme s’il y avait là quelque chose d’anormal. » Avenant et volubile, ce fermier bio de 41 ans n’hésite pas à utiliser les grands mots : « satisfaction du travail accompli », « accomplissement d’idéaux », « fidélité à des valeurs ». « Les choses s’équilibrent », constate ce père de deux enfants marié à une infirmière libérale.

Sauvegarde d’une race locale

Pour lancer son projet de groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC), il lui a fallu se battre contre le scepticisme des banquiers. Cédric faisait le pari du bio, de la sauvegarde de la race locale et des circuits courts. « Non viable », « atypique », « trop peu de surface », « pas assez de production » : les financeurs ne se bousculaient pas au portillon. Douze ans plus tard, le GAEC a trouvé sa vitesse de croisière. Cédric et ses deux associés s’octroient chacun un salaire de 1 500 euros net après remboursement des emprunts et règlement des dépenses liées à l’exploitation de 45 vaches laitières sur une surface de 60 hectares.

Travailler pour vivre et non vivre pour travailler 365 jours sur 365 : c’est la philosophie de ce trio de paysans bretons. A défaut de connaître la semaine de 35 heures, Cédric, Hervé et Mathieu s’autorisent chacun deux week-ends de repos sur trois et cinq semaines de congés payés par an. Un salaire correct et un bon équilibre travail-famille : ces deux conditions sont nécessaires mais loin de suffire à cette « réalisation de soi » à laquelle aspire Cédric Briand. C’est sa bretonne pie noir au pelage bicolore (comme la pie) qui vient compléter le tableau de ce bonheur dans le pré version breizh. « C’est ma 2 CV. Avec elle, je ne vais pas faire les 24 Heures du Mans. Et ça tombe bien, ce n’est pas mon intention », confie Cédric, qui reprend ce slogan publicitaire naguère utilisé pour une autre marque de voiture : « Elle est petite mais elle a tout d’une grande ! »

« Cela me touche que des paysans aient des difficultés financières et n’aillent pas bien socialement. » Cédric Briand

Avec ses 117 centimètres au garrot et près de 3 000 litres de lait par an, la bretonne n’a en effet rien d’une grosse cylindrée. C’est précisément pour cette raison que cette race locale a failli disparaître sous les coups de boutoir du productivisme agricole qui s’est imposé dans les années 1960. Seules la frisonne et la holstein, de grosses laitières, ont désormais droit de cité dans les champs de l’Armorique. Raillée pour sa petite taille, délaissée pour sa faible productivité, la cendrillon des prairies bretonnes aurait totalement disparu sans l’obstination d’une poignée de doux rêveurs soixante-huitards qui se battaient alors contre le scepticisme ambiant pour sauvegarder la race. La pie noir compte aujourd’hui 2 000 têtes de bétail et un réseau de 70 éleveurs professionnels.

La faiblesse passée de la bretonne est devenue aujourd’hui sa force : elle fournit en petites quantités un lait nourrissant et typique qui plaît aux consommateurs lassés des goûts standardisés. A la ferme des Sept-Chemins, Cédric et ses associés fabriquent eux-mêmes beurre, crème, fromages frais, tomme et « gwell », un lait fermenté de grand-mère. Ces produits rustiques au goût crémeux sont ensuite directement vendus à la ferme, à des AMAP situées à Nantes, ces associations de mise en relation entre producteurs et consommateurs, ainsi qu’à des restaurateurs des environs. L’ancien conseiller technique agricole qui, dans sa vie d’avant, suivait à reculons la règle du « produire plus », se dit heureux d’être en accord avec ses valeurs grâce à un mode de production écologiquement responsable et économiquement viable.

Donner envie aux agriculteurs

« Et puis, il y a la reconnaissance sociétale », ajoute Cédric, bien conscient de l’image dégradée dont souffre l’agriculture conventionnelle. Mais le malheur des uns ne fait pas forcément le bonheur des autres. « Cela me touche que des paysans aient des difficultés financières et n’aillent pas bien socialement. Je ne m’en réjouis surtout pas, même si je ne m’en sens pas responsable. » Cédric Briand redoute de passer pour un donneur de leçons, criant son bonheur bio sur tous les toits. S’il ne cherche pas à faire du prosélytisme, il pense tout de même que son histoire peut « donner envie aux agriculteurs qui sont dans l’adversité et se posent des questions ».

Pour l’heure, tous ces débats passent très au-dessus des cornes en forme de lyre qui ornent la tête de Fine, la future starlette du Salon de l’agriculture, et de ses copines paissant tranquillement dans un champ à l’herbe grasse. Certaines arborent d’ailleurs sur le front une petite touffe de poils blancs en forme de cœur. Comme un signe extérieur de bonheur sur la tête de la pie noir, aussi surnommée « la vache des paysans heureux ».