Warren Spector au Fun & Serious Festival. | Fun & Serious Festival

Epic Mickey, Deus Ex, Thief, System Shock…Warren Spector mène depuis 25 ans des projets riches et cohérents. En novembre, le Fun & Serious Festival de Bilbao récompensait le créateur de jeux vidéo pour l’ensemble de son œuvre.

Pixels s’est, à cette occasion, entretenu avec celui qui travaille actuellement sur System Shock 3 et sur l’héritier spirituel d’Ultima Underworld, Underworld Ascendant.

Votre grande œuvre reste Deus Ex, dont les mécaniques de jeux ont marqué autant que l’univers, futuriste et conspirationniste. Quinze ans après, le trouvez-vous toujours pertinent ?

Certaines des réflexions de Deus Ex sur le futur le sont, oui. Pas mal des choses qu’on y a mises étaient déjà dans l’air du temps, et je pense que c’est le fruit de mon insistance à vouloir tout baser sur des recherches scientifiques réelles. Même l’invisibilité est basée sur des recherches sur le sujet. Les soldats augmentés sont une réalité. La menace terroriste est évidemment une réalité. Tout ça est toujours terriblement actuel. Les délires conspirationnistes ? A l’origine, ça vient du fait qu’on lisait alors sur Internet et dans les journaux que le bug de l’an 2000 allait provoquer la fin du monde. C’était une époque où les conspirationnistes étaient partout.

Si je devais faire un autre Deus Ex, je chercherais d’autres thèmes plus ancrés dans notre époque. En fait, après mon départ d’Ion Storm en 2004, j’ai commencé à travailler sur une licence, Necessary Evil, qui était une sorte de Deus Ex dont on aurait gratté le numéro de série. Elle interrogeait aussi le joueur sur ce que signifie être humain, sur la question des augmentations bioniques, parce que je trouve ça fascinant, mais sans le côté conspirationniste. J’avais mis au point un autre principe directeur.

Si Warren Spector et Harvey Smith ont supervisé les deux premiers « Deus Ex », la série est désormais développée par le studio Eidos Montréal.

Deus Ex parlait aussi de problématiques politiques, sociales, etc. Un terrain sur lequel peu de développeurs s’engagent, même aujourd’hui. Pourquoi ?

C’est quelque chose de très important pour moi. Ça n’a pas besoin d’être de la politique, mais je pense qu’un jeu doit parler de quelque chose. Un grand livre ou un grand film a toujours un sous-texte. Et je ne comprends pas pourquoi les jeux ne s’y risquent pas davantage.

La clé, c’est de comprendre ce qui différencie les jeux des romans, des films. Dans ces derniers, en général, un auteur dit « voici un problème, et voilà ce que j’en pense ». Dans un jeu, je ne pense pas que l’approche soit bonne. Les jeux posent des questions, et laissent les joueurs y répondre. Deus Ex posait la question : « Qu’est ce que ça veut dire que d’être humain ? ». A la fin du jeu, il n’est pas question de se battre contre un boss, mais de réfléchir au monde qu’on a envie de laisser derrière soi.

Et pour Epic Mickey ?

A quel point la famille et les amis comptent à vos yeux ? Qu’est ce que ça fait de se sentir rejeté ? Tout le monde a déjà été confronté à cette question. Vaut-il mieux être puissant et seul, ou moins puissant mais entouré d’amis ? Même un jeu avec Mickey Mouse peut poser des questions importantes !

« Ultima Underworld », avec « Wolfenstein 3D » sorti quelques semaines plus tard, a été le pionnier des jeux en 3D texturée.

Les gens considèrent souvent Deus Ex comme l’un des jeux les plus innovants. Selon vous, quel est le jeu le plus innovant depuis Deus Ex ?

Ah ! Personne ne m’a jamais demandé ça… Voilà le problème : je ne pense pas qu’il y ait eu beaucoup d’innovations dans la production de jeux grand public depuis très longtemps. La plupart des jeux à gros budget sont des versions plus jolies de jeux plus anciens. Ils ne m’intéressent pas beaucoup. Pour répondre à votre question je devrais sans doute aller chercher du côté des indés, de Braid, de Gone Home, de Her Story ou d’Undertale. Je vais sans doute vexer plein de gens en oubliant leur jeu… Il y a aussi The Stanley Parable !

Vous pourriez développer un jeu en tant qu’indé, ou avec une petite équipe ?

Hors de question.

Pourquoi pas ?

J’adorerais en être capable, mais je travaille avec de gros budgets et de grosses équipes depuis si longtemps que je ne saurais pas par où commencer pour faire un jeu à 250 000 dollars, ou même à 2 millions. Cela dit, ce que je veux faire maintenant, c’est travailler avec des équipes de taille moyenne, des budgets plus raisonnables. Mais pour moi une équipe moyenne c’est quand même 25 personnes, un budget raisonnable c’est probablement entre 10 et 20 millions de dollars. C’est d’ailleurs ce que propose OtherSide Entertainment, la société pour laquelle je travaille à présent avec Paul Neurath. Notre business, c’est de faire des jeux moins chers, moins risqués, mais innovants. On verra si l’histoire nous donne raison : si ça se trouve, la semaine prochaine, on aura mis la clé sous la porte !

Dans « Epic Mickey », la célèbre souris se retrouve confrontée à Oswald, mascotte oubliée (et revancharde) de l’univers Disney. | Junction Point Studios

L’une des principales innovations de ces dernières années, pour le meilleur et pour le pire, ce sont les jeux en monde ouvert. C’est un terrain que vous pourriez explorer ?

Tout d’abord, les jeux en monde ouvert existent depuis aussi longtemps que Deus Ex, qui est sorti peu avant Grand Theft Auto III. Les jeux qui ont suivi sont tombés dans les mêmes pièges que je mentionnais déjà : le même jeu, en plus beau. Au fond, le dernier GTA est-il si différent des premiers ? Le dernier Fallout est-il si différent des originaux ? Je ne l’ai jamais dit avant, mais je décris System Shock 3 comme un monde ouvert en couloirs. Il ne se déroulera pas forcément dans une ville gigantesque, mais je veux faire un jeu où tout sera simulé. Si vous voyez quelque chose, vous pouvez vous en servir. Si vous voyez une porte, vous pouvez l’ouvrir. Même dans le monde ouvert le plus poussé, on ne peut ouvrir que 10 % des portes. Se servir que de 50 % des objets. C’est ça qu’on appelle « monde ouvert » ? En tant que joueur, ça peut m’intéresser, mais pas en tant que développeur. Les changements sont plutôt à attendre des indés.

Considérez-vous Dishonored 2 comme le successeur spirituel de votre œuvre ?

Au risque de paraître condescendant, je suis tellement fier de Harvey [Smith, créateur de Dishonored 2] ! Il fait tout ce que j’ai fait, mais en mieux. Harvey et moi nous sommes rencontrés alors qu’il était testeur sur System Shock, et on se retrouvait souvent tous les deux, seuls dans les locaux à 2 heures du matin, à parler pendant des heures de jeu, de game design, de ce qui faisait de System Shock un jeu si spécial… Je ne suis pas surpris que ses jeux s’inscrivent dans cet héritage. Une bonne partie de l’équipe texane d’Arkane [le studio responsable de Dishonored] sont des anciens de mon équipe période Deus Ex ! Je suis très content que des gens fassent ce genre de jeux. A l’époque où on travaillait sur Ultima Underworld ou System Shock, on se demandait souvent : « Pourquoi personne ne fait des jeux comme ça ? Pourquoi sommes-nous les seuls ? »

C’est toujours vrai, non ?

De plus en plus de gens font ce genre de jeux. Disons que je n’en suis plus au point de me dire « si je ne le fais pas, personne ne le fera ».