Les algorithmes exécuteront-ils la majorité des tâches dévolues jusque-là aux êtres humains? L’avènement de ce monde numérique promet-il un avenir radieux aux futurs mathématiciens ? Cédric Villani, Médaille Fields en 2010 et directeur de l’Institut Henri-Poincaré, à Paris, fait partie des trente-cinq personnalités auxquelles Le Monde a demandé de partager leur vision du futur pour aider les jeunes à trouver leur voie dans un monde en pleine mutation dans le cadre d’O21, ces événements consacrés à l’orientation dont les prochaines étapes se dérouleront à Lille, les 6 et 7 janvier, à Cenon, près de Bordeaux, les 10 et 11 février, à Villeurbanne les 15 et 16 février et à Paris les 4 et 5 mars.

Pour un étudiant en mathématiques, le big data ou l’intelligence artificielle sont-ils le nouvel eldorado ?

Ils en ont en tout cas les apparences ! Intelligence artificielle ou « machine learning » sont des mots que l’on entend partout. On promet de mettre de l’intelligence dans les lampadaires, les voitures, les métros… Et de fait, à chaque fois que l’on va essayer de le faire, il y aura un algorithme d’apprentissage derrière. Si bien que le fait de se familiariser avec la culture algorithmique et avec ce mélange de mathématiques et de programmation qui caractérise ce qu’on regroupe sous l’expression « intelligence artificielle » est sans aucun doute une rente.

Une rente à vie ?

Il est impossible de le dire. Dans dix ans, la technologie aura peut-être tellement évolué que ces compétences seront moins nécessaires. Mais c’est aujourd’hui un objet de recherche passionnant, qui amène aussi à se poser la question : « Qu’est-ce que cela veut dire, l’intelligence ? » On a des algorithmes qui marchent de mieux en mieux, mais on ne sait pas toujours vraiment pourquoi ils marchent, ce qu’ils font… Donc cela reste un sujet mystérieux, délicat, chaotique, qui alterne avancées et périodes de stagnation.

Ne pas s’emballer outrageusement, donc ?

Non. Les progrès sont significatifs en ce moment et beaucoup s’enflamment et extrapolent en promettant des choses mirifiques. Or on est encore loin. L’intelligence artificielle reste avant tout un sujet de recherche. Le robot intelligent n’existe pas, en tout cas pas encore. Peut-être émergera-t-il dans quelques décennies, mais au prix d’importants progrès non seulement technologiques mais aussi qualitatifs et théoriques. Pour l’instant nous ne savons produire que des robots très spécialisés.

Qui auront néanmoins un impact sur de nombreux métiers…

Oui, comme n’importe quelle rupture technologique. Les robots sont un acteur de plus dans le jeu, qui enrichit et détruit à la fois. Ils vont éliminer certains métiers et exacerber certaines tensions, entraîner des malentendus, des manipulations, créer des nouvelles occasions d’insécurité, voire de dépendance psychologique comme dans Her [film de Spike Jonze, 2013] – toutes choses qui vont bouleverser la donne. Mais il en a toujours été ainsi lorsque des changements radicaux sont intervenus dans l’histoire des sociétés humaines. Il faut aborder celui-ci avec un esprit ouvert et le voir comme une aventure qui est en train de se passer sous nos yeux et même dont nous pouvons être les acteurs.

Que conseilleriez-vous aux jeunes qui craignent la concurrence des robots ?

Certaines prédictions sont très alarmistes, comme celles de Martin Ford, l’auteur du best-seller Rise of the Robots, paru en 2015 aux Etats-Unis [non traduit]. Il estime qu’une très grande proportion des métiers sera robotisée. Et effectivement, certaines grandes entreprises sont en train de travailler dès maintenant à remplacer la moitié de leur personnel par des robots. Il est certain qu’au moins dans un premier temps, on va assister à un remplacement massif de certains emplois par des robots. Si l’on veut éviter cela, le meilleur moyen consiste à se concentrer sur les secteurs que les robots ne sont pas prêts de toucher, c’est-à-dire ceux qui font appel autant possible à nos neurones, ou à un travail de précision, ou à un savoir-faire dans lequel l’imagination, l’intelligence, la fibre artistique jouent un rôle important.

Comment apprend-on à être créatif ?

Pour commencer, en évitant d’en faire une obsession ! « Créativité » est un mot que l’on entend partout en ce moment, sous forme d’injonction. Il faut être créatif. Or la créativité, d’après moi, vient surtout de la capacité à intégrer beaucoup d’éléments émanant de son entourage, de discussions… C’est une affaire d’environnement, d’interaction avec les autres. En recherche, c’est quelque chose que l’on connaît bien. Le directeur de thèse doit transmettre à son élève la capacité à trouver une solution à laquelle personne n’a pensé. Comment transmettre cette disposition ? Je me souviens d’un conseil que donne Bartabas, le célèbre écuyer, réputé pour sa très grande créativité : « Moi je n’arrive à transmettre que deux choses, l’énergie et le doute. »

Où se former le mieux au monde qui vient ?

Mon conseil, si l’on souhaite avoir un spectre large et pouvoir embrasser les évolutions en cours : commencez par le pointu, par le spécialisé, pour acquérir une compétence quelle qu’elle soit – les secrets de la programmation de haut niveau ou les algorithmes mathématiques sophistiqués. Une fois que vous l’aurez acquise, échangez avec les autres, ouvrez le champ. Et surtout voyagez, et voyagez encore.

A quoi ressemblera l’école de demain ?

L’école de demain, cela reste en premier lieu l’enseignant. Malgré les promesses de cours en ligne révolutionnaires, l’impact de ces enseignements au niveau mondial reste modeste. Pour l’heure, les grandes tentatives menées pour numériser l’enseignement sont plus ou moins des échecs. On voit bien que, finalement, ce qui compte ce n’est pas le médium, la technologie, mais la relation humaine entre l’enseignant et l’élève ou l’étudiant. Cela demeurera ; j’y crois profondément.

En revanche, plus que jamais, l’école doit ouvrir au monde, inviter les jeunes à se frotter à des projets divers, à voyager. Il faudrait généraliser les initiatives de type Erasmus, envoyer systématiquement les étudiants suivre des stages ou des cours dans des environnements différents de ceux auxquels ils sont accoutumés. Je fais partie d’une espèce aujourd’hui rare, celle des fédéralistes européens, qui croient que la seule issue à long terme pour la survie et le rayonnement de l’Europe, c’est l’intégration d’un tout politique plus construit mais pour autant pas uniformisant, et j’ai coutume de dire que l’Europe est une école, une opportunité de formation extraordinaire et que le simple fait de voyager dans des cultures, des systèmes différents est un apprentissage incomparable.

Participez à O21, s’Orienter au 21e siècle

O21 vous propose quatre rendez-vous – à Lille (vendredi 6 et samedi 7 janvier 2017, au Nouveau Siècle), à Cenon (près de Bordeaux, les 10 et 11 février au Rocher de Palmer), à Villeurbanne (les 15 et 16 février) et à Paris (4 et 5 mars, à la Cité des sciences et de l’industrie). Deux jours pendant lesquels lycéens et étudiants pourront échanger avec des dizaines d’acteurs locaux innovants, qu’ils soient de l’enseignement supérieur, du monde de l’entreprise ou des start-up. Vous pouvez vous inscrire gratuitement à une ou plusieurs conférences d’O21 Lille en suivant ce lien. Pour les classes, il est possible d’effectuer des inscriptions groupées en envoyant un mail à O21@lemonde.fr.

Les inscriptions ern ligne sont d’ores et déjà ouvertes pour O21 Cenon et O21 Villeurbanne.

Lors de ces événements seront également diffusés des entretiens en vidéo réalisés avec trente-cinq personnalités de 19 à 85 ans qui ont accepté de traduire en conseils d’orientation pour les 16-25 ans leur vision du futur.

Placé sous le haut patronage du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, O21 est également soutenu, au niveau national, par quatre établissements d’enseignement supérieur (Audencia, l’Essec, l’Epitech, et l’alliance Grenoble école de managementEM Lyon). Localement, l’événement est porté par les conseils régionaux des Hauts de France, de Nouvelle Aquitaine et d’Ile-de-France, les villes de Cenon et de Villeurbanne et des établissements d’enseignement supérieur.