Maroc : « Nous construisons la ligne à grande vitesse la moins chère du monde »
Maroc : « Nous construisons la ligne à grande vitesse la moins chère du monde »
Propos recueillis par Éric Béziat
Entretien croisé entre le directeur des chemins de fer marocains et le président de la SNCF alors que le tracé Tanger-Kenitra est en cours d’achèvement.
L’année 2017 s’annonce cruciale pour la grande vitesse ferroviaire en Afrique. La future LGV Tanger-Kenitra est en cours d’achèvement. Elle sera pour la première fois empruntée par les nouveaux TGV marocains et partiellement testée en conditions réelles à partir de février-mars, dans l’optique d’une mise en service à la mi-2018. Jeudi 29 décembre 2016, Mohamed Rabie Khlie, le directeur de l’Office national des chemins de fer marocains (ONCF), porteur du projet, et Guillaume Pepy, président de la SNCF, dont l’entreprise apporte un soutien technique à l’ONCF, se sont rencontrés pour travailler sur l’avancée du programme. Ils ont, à cette occasion, accordé une interview exclusive au Monde et au quotidien marocain des affaires L’Economiste.
Où en est la ligne grande vitesse (LGV) Maroc ?
Guillaume Pepy 2017, c’est l’année de la mobilisation générale. Si nous voulons que la ligne grande vitesse (LGV) marocaine soit opérationnelle à la mi-2018, il y a trois choses à faire. D’abord, terminer les travaux, car ce n’est pas parce que 85 % sont réalisés que c’est fini. C’est même l’inverse ! Ensuite, il faut tout tester et, en matière de TGV, il s’agit de réglages au millimètre près. Enfin, il faut former, former, former. Pour un cheminot classique, la grande vitesse est un tout autre monde que le rail conventionnel.
Mohamed Rabie Khlie C’est pour cela que, dès le départ, nous avons voulu lancer la grande vitesse au Maroc avec l’appui de la SNCF. La France étant le leader mondial du TGV, cela représentait une garantie pour réussir cette première expérience. Cela dit, nous travaillons à construire ici un modèle marocain de la grande vitesse. Sur la LGV Maroc, qui permettra de relier Tanger à Casablanca en deux heures dix [contre quatre heures quarante-cinq aujourd’hui], rouleront des trains destinés aux Marocains et donc adaptés au pouvoir d’achat des Marocains. Nous ne souhaitons pas concevoir un train réservé à une clientèle haut de gamme. Cela implique une maîtrise des coûts, ce qui est le cas au moment où je vous parle. Nous sommes en train de bâtir la ligne à grande vitesse aux standards européens la moins chère du monde.
G. P. En effet, il faut faire baisser les coûts du ferroviaire pour faire baisser les prix. C’est vraiment la bataille des coûts qu’il faut mener.
Mais alors pourquoi développer le train à grande vitesse qui est si cher ? Pourquoi ne pas privilégier l’aérien ou le transport routier ?
M. R. K. Pour le transport de masse, il n’y a pas mieux que le train. Il y a évidemment des spécificités africaines et des priorités à assurer. Lorsque le pays manque d’infrastructures, mieux vaut commencer par développer un réseau de routes, organiser les mobilités essentielles, gérer l’urbanisation. Nous, entreprises ferroviaires, ne disons pas « Tout pour le train, rien que le train ». Chaque mode de transport a sa zone de pertinence. Sur les distances de moins de 700 km, le train reste le plus compétitif. Ce n’est qu’au-delà de 1 000 km que l’avion s’impose en termes de compétitivité.
G. P. Tous les pays qui veulent aménager leur territoire et développer la mobilité durable optent pour le train à grande vitesse. La Chine a fait le choix du TGV, pas celui de l’avion. Aujourd’hui, il y a 35 000 km de voies à grande vitesse en Chine. La Russie vient de faire ce choix-là à travers la liaison Moscou-Kazan, et l’Inde est en train de faire ce même choix sur des corridors qui vont passer à la grande vitesse. C’est évidemment coûteux mais, pour l’aménagement du territoire et l’unité du pays, c’est irremplaçable. Et, en matière de mobilité durable, il n’y a pas d’autre solution.
Quel est le modèle économique du projet ?
M. R. K. Nous visons 6 millions de passagers par an au bout de trois ans d’exploitation commerciale, au lieu de 3 millions actuellement, ce qui devrait nous permettre de dégager une marge opérationnelle qui dépassera de loin celle des trains conventionnels et qui justifiera le développement de notre schéma directeur. Celui-ci prévoit un couloir atlantique qui va de Tanger à Agadir et un couloir maghrébin qui va de Casablanca à Fez et Oujda. Dans cette configuration, les TGV ne s’arrêtent que tous les 250 km dans les centres névralgiques qui seront desservis par des lignes conventionnelles (RER, lignes régionales) ou par bus. Par ailleurs, la grande vitesse, en absorbant des passagers des lignes conventionnelles, permet de libérer des capacités pour le fret, dont nous avons besoin pour mieux accompagner le développement de l’activité du complexe portuaire de Tanger Med. On est en train de tripler la ligne entre Kenitra et Casablanca de manière à disposer d’un corridor fret de Tanger Med à Casablanca.
Quelle est la situation générale des chemins de fer marocains ?
M. R. K. En ce qui concerne l’activité voyageurs, le nombre de passagers transportés a pratiquement doublé entre 2005 et 2014 pour atteindre 40 millions par an. Depuis deux ans, nous sommes arrivés à un niveau de saturation des infrastructures et des matériels, d’où les investissements en cours. Ils sont bien avancés : comme le TGV, le triplement de la ligne conventionnelle Kenitra-Casablanca est avancé aussi à 85 %, le doublement complet de Casa-Marrakech est terminé à 75 % (infrastructures et ouvrages d’art). Compte tenu de la saturation du réseau et de ces travaux, il peut arriver que la qualité se dégrade ponctuellement, mais nous nous attendons à doubler le nombre de passagers dans les sept à huit années à venir. Nous prévoyons que, dès la mise en exploitation du TGV à la mi-2018, nous revenions à une croissance de 7 % à 8 % par an du trafic passagers, équivalente à celle que nous avons connue avant 2015.
Peut-on imaginer des projets ferroviaires plus ambitieux, voire utopiques : la traversée du détroit de Gibraltar ou une liaison transsaharienne ?
G. P. Ce n’est pas si fou ! La LGV espagnole arrive à Séville et la ligne marocaine aboutira à Tanger. Le problème n’est donc pas technique mais politique. Rappelons-nous qu’on a construit un tunnel sous la Manche qui fait 35 km [le détroit de Gibraltar est large de 14 km]. Certes, il a fallu dix siècles pour que la politique le rende possible mais, aujourd’hui, que seraient la Grande-Bretagne et la France sans le tunnel sous la Manche ?
M. R. K. Des équipes techniques espagnoles et marocaines ont commencé à travailler sur le sujet à partir des années 1980. Une dizaine d’ingénieurs côté Maroc et l’équivalent en Espagne étudient la question très sérieusement. D’ores et déjà la solution du tunnel a été préférée à celle du pont. La particularité du détroit de Gibraltar est qu’il faut descendre sous 400 mètres de mer pour trouver la terre, contre 50 mètres seulement dans la Manche. Evidemment, un tunnel de Gibraltar ne sera pas percé dans dix ans mais j’ai la conviction que nos arrière-petits-enfants verront ce projet se réaliser.
Pour ce qui est de la liaison avec le reste de l’Afrique, la volonté politique est là. Des études sont en cours sur la continuation de la voie ferrée à partir d’Agadir vers nos provinces du sud. Le principal défi consiste déjà à traverser les montagnes de l’Atlas pour relier Marrakech à Agadir, au-delà, c’est du plat. On pourra à ce moment-là envisager de descendre en Mauritanie et vers l’Afrique de l’Ouest.