Aung San Suu Kyi (à droite), lors d’une réunion de l’ASEAN le 19 décembre 2016 à Rangoun. | YE AUNG THU / AFP

Même les critiques les plus acerbes d’Aung San Suu Kyi n’auraient pas anticipé un tel scénario : celle qui fut l’un des symboles les plus révérés de la lutte universelle pour les droits de l’homme et la démocratie, cette Lady naguère assignée à résidence pendant quinze ans par une junte militaire, punie pour son obstination à conduire son pays sur les chemins de la liberté, se mure aujourd’hui dans le silence. Au moment où l’on serait en droit d’attendre qu’elle mette en accord sa parole de femme politique avec ses idéaux d’ex-dissidente.

Aung San Suu Kyi, dont les fonctions de ministre des affaires étrangères et de conseillère d’Etat font d’elle un premier ministre de facto, est-elle incapable, impuissante ou peu désireuse de se confronter aux militaires et de dénoncer les horreurs perpétrées par les forces de sécurité contre les musulmans rohingya de l’Arakan ? Peut-être les trois à la fois…

Marge de manœuvre étroite

Depuis son accession au pouvoir, en avril 2016, à la suite du triomphe de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), aux élections législatives, sa marge de manœuvre a toujours été d’une très inconfortable étroitesse : l’armée reste toute-puissante au « Myanmar ». En dépit de la démocratisation du pays, les militaires disposent toujours d’une représentation automatique de 25 % dans les deux chambres du Parlement ; les ministères-clés de la défense, de l’intérieur et des frontières leur sont attribués sans conteste. Ils gardent ainsi le contrôle et la haute main sur le processus décisionnel des opérations militaires. Que cela soit en Arakan contre les Rohingya ou sur le théâtre d’autres opérations de contre-insurrection dans une nation divisée, meurtrie par la poursuite d’autres rébellions de minorités ethniques sur ses frontières.

Aung San Suu Kyi n’a pas vraiment son mot à dire. Il lui faut composer avec Min Aung Hlaing, le chef de l’armée. Mais, dans le contexte qui prévaut dans l’Arakan, il est indéniable qu’elle n’a pas su trouver la bonne mesure entre les compromis nécessaires avec les généraux et la défense des principes constituant le socle même de son engagement en politique.

Une vidéo diffusée sur Internet en début de semaine, et qui montrait des gardes-frontières birmans en train de frapper des Rohingya alignés à terre, mains sur la tête, au cours de l’une des « opérations de nettoyage » lancées dans l’Arakan, l’a tout de même forcée, pour la première fois, à réagir : le 2 janvier, son bureau a annoncé que quatre policiers, dont le responsable de la vidéo « selfie », avaient été arrêtés.

Mais l’image de la Prix Nobel 1991 est désormais à ce point abîmée que ses pairs commencent à regimber : fin décembre 2016, une douzaine d’anciens « Nobels » ont fait parvenir au Conseil de sécurité de l’ONU une lettre dans laquelle ils appellent les Nations unies à déployer tous leurs efforts pour « mettre fin à la crise » en Arakan.

« Frustration » de ses pairs

Au passage, des personnalités comme l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, Malala Yousafzaï, la Pakistanaise victime des talibans et le plus jeune Prix Nobel de la paix, Muhammad Yunus, le « banquier des pauvres » du Bangladesh, et José Ramos-Horta, ancien président du Timor-Oriental, étrillent la Dame : « En dépit des appels répétés à Mme Aung San Suu Kyi, nous ne pouvons qu’exprimer notre frustration devant le fait qu’elle n’a pris aucune initiative pour défendre les droits des Rohingya et leur assurer la citoyenneté. »

Même si elle continue d’être une icône généralement incontestée chez les Birmans – qui, pour beaucoup, ne s’émeuvent guère d’une tragédie visant une population musulmane méprisée de longue date –, c’est sur la scène internationale qu’elle risque de perdre des plumes. Les critiques fusent de toutes parts : « Elle se met la tête dans le sable », s’insurge, dans une tribune du South China Morning Post de Hongkong, le chercheur australien Manjit Bhatia, qui conclut : la Birmanie « a régressé dans une xénophobie sauvage d’ultradroite ».

D’autres pointent le fait que la Dame, fille du général Aung San, l’architecte de l’indépendance birmane, fait partie de l’ethnie principale des Bamars et éprouve peut-être pour les musulmans comme un certain dédain. Dans son livre The Lady and The Generals (éditions Penguin, 2016, non traduit), le journaliste britannique Peter Popham avait raconté l’anecdote suivante : en 2013 à Londres, Aung San Suu Kyi, à l’époque chef de l’opposition, est interviewée à la BBC par la célèbre journaliste anglo-pakistanaise Mishal Husain. Cette dernière lui pose des questions sur les Rohingya et la pousse dans ses retranchements à propos de son peu d’empressement à dénoncer la situation déjà peu enviable dans laquelle ils se trouvent depuis longtemps. A la fin de l’entretien, excédée, la Prix Nobel de la paix explose, hors caméra : « Mais personne ne m’avait dit que j’allais être interviewée par une musulmane ! »