François Hollande, à Erbil (Irak), le 2 janvier. | Christophe Ena / Pool / AP

Editorial du « Monde ». Les appellations varient, franches et brutales ou plus imagées. On parle de « neutralisation d’objectifs stratégiques », d’« éliminations ciblées », d’« opérations homo » (pour homicide). Pour désigner les cibles, on cède à d’insupportables anglicismes, évoquant des HVT (high value targets) ou des HVI (high value individuals). Mais il s’agit bien de la même chose : dans la lutte contre le djihadisme, la France, comme ses alliés, et notamment les Etats-Unis, procède à l’élimination physique de certains de ses ennemis.

La décision peut revenir au président de la République. Il se prononce sur des listes établies par l’armée et les services secrets. François Hollande est le premier chef de l’Etat français à en avoir parlé, avec précaution, à des journalistes. La décision peut intervenir dans le cadre plus large d’une autorisation donnée par le président dans telle ou telle opération à l’étranger. Dans la grande enquête publiée le 4 janvier, Le Monde décrit tous les aspects – opérationnels, moraux et juriques – d’une pratique qui a connu un essor particulier avec la vague d’attentats dont la France a été le théâtre.

D’un côté, la situation est assez simple. La France a été désignée comme cible prioritaire par des mouvements islamistes comme les organisations Etat islamique (EI) ou Al-Qaida et leurs filiales. Dans nombre de leurs textes, tracts, vidéos et autres « appels aux croyants », ces groupes exhortent à « tuer des Français » où qu’ils soient et « par n’importe quels moyens ». Paris considère à juste titre que les femmes et les hommes qui rejoignent ces groupes, qu’il s’agisse de Français ou d’étrangers, sont des ennemis de la France – et, dès lors, des cibles potentielles. Plusieurs résolutions de l’ONU vont dans ce sens.

On arrive vite dans une zone grise

L’aviation française frappe encore, de manière ciblée, dans l’Afrique sahélienne (opération « Serval «, devenue « Barkhane » ), en Irak et en Syrie. Sous couvert de destruction de centres de commandement, de dépôt de munitions ou autres, elle vise souvent un individu précis, censé être l’instigateur ou le responsable direct d’attentats en France. Au Sahel comme en Irak, Paris agit à la demande d’un Etat étranger et sous l’égide des Nations unies. La situation est moins nette en Syrie, où la France, frappant Rakka, l’une des « capitales » de l’EI, invoque la légitime défense reconnue par l’ONU.

Mais, dans ce type de conflit, on arrive vite dans une zone grise où un Etat est amené à tuer certains de ses ressortissants, alors même que sa justice les poursuit avec l’ambition de pouvoir les juger en bonne et due forme sur le territoire national. La raison d’Etat, que l’on peut invoquer dans la bataille menée contre le djihadisme au Sahel, au Moyen-Orient ou ailleurs, entre alors en conflit avec celle de la justice – laquelle appartient à cet Etat de droit que nous prétendons opposer à la barbarie djihadiste.

Il n’y a pas de porte de sortie facile pour ce genre de dilemme. Tout juste devrait-on exiger que, comme aux Etats-Unis, l’exécutif ait le devoir de rendre des comptes en détail au Parlement, au moins aux membres des commissions de la défense. Il y a eu quelques progrès en la matière, notamment la réécriture, en 2008, de l’article 35 de la Constitution sur les conditions d’une déclaration de guerre. Cela ne va pas assez loin. On comprend les nécessités de la lutte contre le terrorisme. Il n’est pas sain qu’elles restent le domaine exclusivement réservé du président et des chefs d’état-major.