Des travailleurs de la City sur le London Bridge, en juin. | ODD ANDERSEN / AFP

Six mois après le vote en faveur du Brexit, les grands patrons de la City sont toujours aussi alarmistes. Passant près de trois heures, mardi 10 janvier, devant la commission du Trésor du Parlement britannique, trois d’entre eux ont de nouveau tiré le signal d’alarme, craignant la perte « de dizaines de milliers » d’emplois. Pour réduire les risques, ils demandent de mettre en place une période de transition de « deux à trois ans » après la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union européenne, ce qui mènerait à environ 2022. D’ici là, ils souhaitent que les relations actuelles entre Londres et Bruxelles – dans le domaine de la finance – soient conservées telles quelles, ou le plus proche possible.

Douglas Flint, le président de HSBC, la première banque britannique, Elizabeth Corley, vice-présidente d’Allianz Global Investors, l’une des plus grosses maisons de gestion d’actifs, et Xavier Rolet, le directeur général de la Bourse de Londres, ont exposé devant une douzaine de députés leurs vives inquiétudes de ne toujours pas y voir clair sur les intentions du gouvernement britannique. La première ministre britannique, Theresa May, a promis de faire appliquer « d’ici à fin mars » le fameux article 50 du traité de l’Union européenne (UE), qui déclenchera officiellement le processus de retrait du pays. Il serait « vraiment bienvenu » qu’elle détaille ses objectifs d’ici là, estime M. Flint.

Ce dernier craint la perte du « passeport » financier européen, lui permettant de fournir des services financiers à travers toute l’UE depuis Londres. Un tel scénario le conduirait à déménager un millier d’emplois. « L’essentiel irait vers Paris », où HSBC possède de larges infrastructures depuis son acquisition du Crédit commercial de France (CCF) en 2000. M. Flint précise qu’une partie des emplois qui seront déplacés concernent des Français que la banque avait fait venir à Londres après l’acquisition du CCF et qui « rentreraient à la maison, en quelque sorte ».

« Migration en masse »

Son avertissement n’est pourtant rien comparé à celui de M. Rolet, un Français qui a fait l’essentiel de sa carrière entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Celui-ci s’inquiète d’une bataille d’apparence technique, mais essentielle, se déroulant autour de la « compensation » des produits financiers en euros. Actuellement, les trois quarts des produits dérivés libellés dans la monnaie unique sont traités à la City, par la chambre de compensation LCH Clearnet, qui appartient à la Bourse de Londres. Mais, depuis le vote pour le Brexit, de nombreuses voix s’élèvent au sein de l’UE pour rapatrier ce flux financier.

Selon M. Rolet, une telle décision aurait des conséquences catastrophiques pour la City. « Il n’y a que quelques milliers d’emplois directement dans les chambres de compensation, mais toutes les fonctions qui y sont liées – la syndication, la gestion de trésorerie, l’administration, la gestion du risque, l’informatique… – dépassent largement des dizaines de milliers d’emplois, et ils commenceraient à partir [du Royaume-Uni]. » Surpris, Andrew Tyrie, le député qui préside le comité parlementaire, l’a relancé : « Vous parlez d’une migration d’emplois en masse ? » « C’est correct, monsieur le Président », a répondu M. Rolet. Le patron de la Bourse de Londres cite une étude qu’il a commandée au cabinet Ernst & Young estimant que 232 000 emplois seraient « à risque ».

Pour comprendre ce risque, il faut entrer quelques instants dans la plomberie des circuits financiers. Les chambres de compensation sont essentielles au bon fonctionnement des marchés. Lors d’une transaction boursière, elles garantissent contre les risques de défaillance de l’une des deux parties. Depuis la crise financière de 2007-2008, la régulation mondiale a poussé les produits dérivés à passer également par des chambres de compensation, afin de mieux réguler cet énorme flux d’argent qui circulait sans supervision.

A ce jeu-là, Londres est sorti grand gagnant, accaparant une très large part de marché. Pour les produits dérivés basés sur les taux d’intérêt, 39 % sont compensés au Royaume-Uni, juste derrière les Etats-Unis (40 %) et très loin devant la France (4,6 %), selon la Banque des règlements internationaux.

Mais M. Rolet avertit les Européens : interdire aux Britanniques la compensation des produits dérivés libellés en euros risque d’être contre-productif. Selon lui, les flux financiers ne partiront pas vers l’UE mais… vers New York. La raison ? « Actuellement, à LCH, nous compensons des produits dans dix-huit devises différentes », explique-t-il. En centralisant ainsi les échanges, il peut offrir à ses clients d’importantes économies d’échelle, qui ne seraient pas possibles avec une devise isolée. Le seul autre centre financier offrant la même taille critique est New York, qui a signé un accord d’équivalence lui permettant de compenser des produits en euros. La City serait affaiblie, mais l’UE n’en sortirait pas renforcée, selon lui.