Il avait le sourire, Idriss Déby, à l’issue de son entretien avec le nouveau et sans doute dernier premier ministre de François Hollande, Bernard Cazeneuve. Cela se passait le 29 décembre 2016, au palais présidentiel de N’Djamena, au beau milieu des fêtes, alors que la France avait la tête ailleurs. Pour son premier déplacement à l’étranger depuis qu’il est à Matignon, son visiteur est venu manifester son soutien aux forces françaises déployées au Tchad dans le cadre de l’opération « Barkhane » de lutte antiterroriste dans le Sahel. Un déplacement tout ce qu’il y a de plus traditionnel pour un chef de gouvernement en fin d’année. Sauf que cela s’est passé chez Idriss Déby, l’insubmersible président du Tchad, donné pour mort politiquement à de nombreuses reprises, et toujours là, réélu dans des conditions contestées en avril 2016 pour un cinquième bail à la tête de son pays.

On peine, aujourd’hui, à se souvenir qu’au début de son quinquennat François Hollande boudait les caciques de la Françafrique, peu compatibles avec une certaine idée de la démocratie et des droits de l’homme. Le Congolais Denis Sassou-Nguesso trouvait alors porte close à Paris, Ali Bongo n’était pas davantage le bienvenu à l’Elysée, et François Hollande hésita de longues semaines avant de participer à contrecœur au Sommet de la francophonie à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), chez Joseph Kabila.

Enquête en cours en France

Quant à Idriss Déby, fidèle à son tempérament frondeur, il annula une première rencontre avec François Hollande, prévue à Paris début octobre 2012, quelques jours avant le sommet de Kinshasa. La raison ? Son homologue français lui avait fait savoir qu’il lui demanderait des comptes sur la disparition de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh, un mathématicien formé à Orléans, très respecté dans son pays. Arrêté à N’Djamena le 3 février 2008, au lendemain d’une énième tentative de renversement de Déby par des rebelles, son corps n’a jamais été retrouvé. L’attaque avait été repoussée de justesse, avec l’aide discrète mais déterminante de la France.

A l’époque, le Parti socialiste était en pointe dans la dénonciation des agissements de Déby, rappelant au prédécesseur de François Hollande, Nicolas Sarkozy, son engagement à ce que toute la lumière soit faite dans l’affaire de la disparition d’Ibni. L’impunité serait « inacceptable et constituerait un précédent dangereux », clamait en 2010 le secrétaire national du PS à l’Europe et aux relations internationales Jean-Christophe Cambadélis, aujourd’hui patron du PS. Cette même année, les sénateurs socialistes Gaëtan Gorce et Jean-Pierre Sueur firent voter – à l’unanimité ! – un vœu au Parlement demandant de nouveau que tout soit fait pour éclaircir les circonstances de la disparition de l’opposant. Peine perdue. La « guerre contre le terrorisme » dans le Sahel a balayé les dernières préventions de l’Elysée à l’encontre d’Idriss Déby.

Sadia Brahim, l’épouse du leader d’opposition tchadien Ibni Oumar Mahamat Saleh, et son cousin Moussa Mahamat Saleh, avec un portrait du disparu, à N’Djamena, en mai 2008. | PATRICK FORT / AFP

Après avoir laissé planer durant de longs mois le doute sur sa participation à une intervention armée contre les djihadistes au Mali, le président tchadien a su saisir l’opportunité qu’a représentée pour lui l’opération « Serval », lancée par la France dans la précipitation en janvier 2013. Dans le nord du Mali, ses troupes ont notamment participé à la prise du sanctuaire des djihadistes dans le massif de l’Adrar des Ifoghas, essuyant au passage de lourdes pertes. Depuis lors, Idriss Déby est devenu intouchable à Paris, d’autant que ses forces sont restées actives sur le terrain, sous casque bleu. Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, multiplie les visites auprès de Déby, au point que les deux hommes se tutoient. En 2014, quand Paris comprend qu’il va falloir donner une suite à « Serval » pour traquer les djihadistes qui se sont éparpillés dans la bande sahélienne, c’est N’Djamena qui est choisi pour abriter le quartier général de l’opération « Barkhane ».

De temps à autre, quand les autorités françaises sont interpellées publiquement sur le sujet, elles assurent ne pas avoir renoncé à l’exigence de vérité pour Ibni et au respect des droits de l’homme. Lors de sa première visite au Tchad, en juillet 2014, François Hollande a répété ces éléments de langage, et rappelé – habilement – qu’une enquête judiciaire était en cours en France à la suite d’une plainte déposée par la famille de l’opposant tchadien. En avril 2016, le chef de la diplomatie française, Jean-Marc Ayrault, a encore affirmé que la France continuait « d’appeler de ses vœux la manifestation de la vérité sur le sort de M. Ibni Oumar Mahamat Saleh, et cette question fait partie intégrante de [ses] échanges avec les autorités tchadiennes. » Dont acte.

« Nous ne faisons que demander la vérité »

Mais le 29 décembre 2016, au Tchad, Bernard Cazeneuve n’a pas convoqué son souvenir. Il a rendu un hommage appuyé à l’« engagement » et à la « détermination » du Tchad à « combattre le terrorisme djihadiste à nos côtés », exprimant le « devoir de solidarité » de la France envers son allié, qui connaît de graves difficultés budgétaires sur fond de baisse de ses revenus pétroliers. Paris s’active, a-t-il rappelé, pour que l’Union européenne décaisse les 50 millions d’euros promis au titre de l’action militaire menée contre Boko Haram. Auparavant, Matignon avait confié qu’une aide budgétaire de 5 millions d’euros ainsi qu’un soutien humanitaire d’urgence de 3 millions en 2016 avaient été débloqués pour donner de l’oxygène au Tchad.

Le 3 février, cela fera neuf ans que l’opposant Ibni a disparu. Sur son blog, en 2016, le sénateur socialiste Gaëtan Gorce s’exprimait en ces termes : « Nous ne faisons que demander la vérité. Nous n’exigeons pas un coupable, ni même un procès. Simplement la vérité (…). C’est encore trop pour le régime tchadien. Et sans doute aussi pour les gouvernements français successifs qui ont renoncé, pratiquement sans combattre, à l’obtenir. » Puis d’ajouter : « Comment ne pas ressentir une forme de honte pour ce pauvre cynisme qui nous sert de stratégie dans la région ? »

Ancien journaliste chargé de l’Afrique et des questions de défense à Libération, Thomas Hofnung est chef de rubrique à TheConversation.fr. Il est l’auteur de La Crise ivoirienne (éditions La Découverte, 2011).