« Nos territoires sont en passe de devenir des plates-formes logistiques où transitent à longueur de journée, dans un sens et dans l’autre, des camions transportant peu ou prou la même chose ! » (Photo : Containers stockés dans la ville de Bombay, en Inde). | SHAILESH ANDRADE / REUTERS

A la veille de débats nourris sur les effets de la mondialisation pour la prospérité des territoires, nationaux ou régionaux, il est utile de rappeler ce fait : notre économie mondialisée est pour partie une économie de l’absurde. Pour un même secteur, et parfois pis encore pour un même type de bien ou de service, nous exportons la majorité de ce que nous produisons alors que, dans le même temps, nous importons la majorité de ce que nous consommons.

Voici quelques exemples à l’échelle nationale : dans l’agriculture, nous exportons 30 % de ce que nous produisons et importons 38 % de ce que nous consommons ; dans la métallurgie, ces taux sont de 45 % et de 62 % ; dans les machines et équipements, ils sont de 60 % et 67 % ; dans la mode, de 63 % et 73 % ; dans la chimie, de 45 % et 55 %. A l’échelle d’une aire urbaine, c’est parfois encore plus flagrant . Celle d’Angers par exemple (400 000 habitants) exporte 85 % de sa production agricole et importe 87 % de ce qu’elle consomme ; dans la mode, ces chiffres passent à 92 % et 96 %, dans la chimie à 91 % et 95 %, etc. Pour une plus petite aire urbaine, comme Morzine (5 000 habitants), la situation est encore plus préoccupante : les deux taux sont à 99 % pour la production agricole, à 94 % et 97 % pour le travail du bois, à 92 % et 99 % pour les matériaux utilisés dans le BTP, etc.

Quel est le problème ? Nos territoires sont en passe de devenir des plates-formes logistiques où transitent à longueur de journée, dans un sens et dans l’autre, des camions transportant peu ou prou la même chose ! Et ces pratiques ont des conséquences importantes. D’abord sur l’environnement : pollutions liées au transport, vulnérabilité écologique, minimisation de nos impacts environnementaux (les émissions de CO2 de la France n’intègrent pas celles liées à ses importations), mais aussi consolidation de modèles économiques linéaires visant à produire pour d’autres ce dont nous avons besoin.

Ultradépendance en « amont » et en « aval »

Ensuite, sur le plan économique, cette approche nous rend ultradépendants de certains secteurs d’activité « amont » (matières premières, produits semi-finis, biens d’équipements ou agricoles, etc.), mais aussi ultradépendants « en aval » de marchés extérieurs souvent lointains et aléatoires ; ce qui accroît encore les risques de délocalisation.

Les échanges extérieurs sont devenus le principal moteur de nos économies locales, là où la demande intérieure représenterait un important terrain de développement. Cela n’est pas sans effet non plus sur le lien social : ces modèles de production sont peu ancrés sur leur territoire puisqu’ils ne visent pas à vendre en priorité sur celui-ci – de sorte que le lien transparent et porteur de sens entre producteurs et consommateurs est coupé, et que les délocalisations et autres fermetures passent presque inaperçues sur les territoires qu’elles affectent pourtant.

Sur le front culturel, enfin, notre intégration à la mondialisation se fait par l’ultraspécialisation et l’uniformisation de l’offre « made in world » plutôt que par une approche fondée sur la diversification économique, qui ferait de nos patrimoines, de nos différences et des identités locales le cœur des échanges, comme le prônait d’ailleurs David Ricardo, fondateur de la théorie classique du commerce international.

D’après les calculs du cabinet Utopies, le degré d’« autonomie » de l’économie française est aujourd’hui de 49 %, mais il n’est plus que de 10 à 25 % pour une moyenne-grande aire urbaine et de 2 à 10 % pour les territoires ruraux et les petites aires urbaines de l’Hexagone. Par autonomie, on entend ici la part de la production locale, qui est effectivement incorporée, directement ou indirectement, dans les biens et services consommés par les ménages locaux.

Si l’autonomie totale n’est ni souhaitable ni envisageable, ces chiffres nous montrent qu’un travail sur l’autonomie optimale des territoires doit être envisagé. D’autant que les expériences nord-américaines menées au sein du réseau Balle notamment (mis en avant dans le film Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent) montrent qu’une « relocalisation » de 5 à 10 points est possible… avec des effets vertueux sur l’emploi, la résilience des territoires aux crises, l’impact environnemental, etc.

Promouvoir le « made in local »

Il y a donc urgence à réenraciner notre économie dans les territoires. Comment faire ? D’abord, rapprocher l’offre de la demande, faire en sorte que les entreprises puissent s’intéresser aux millions de niches commerciales qui existent sur le marché français afin que se créent de nombreux clusters (« communautés »), même sans aucune autre ressource locale que la demande. Ensuite, faire émerger une génération d’entrepreneurs intéressés par les marchés locaux et capables de proposer des produits locaux ou made in France compétitifs (y compris en termes de prix) et séduisants – en s’inspirant de modèles économiques plus circulaires, plus collaboratifs, plus frugaux et plus inclusifs.

Au bout du compte, et à la veille de l’exploration de programmes politiques qui rivaliseront de créativité pour ranimer notre économie, cette approche nous paraît être une stratégie bien plus sûre que le patriotisme économique et le repli sur soi. Pour autant, il serait risqué et contre-productif de ne raisonner que « made in France » tant nous sommes aujourd’hui interdépendants d’autres pays pour nos ressources comme nos débouchés.

Ces pays doivent aussi produire davantage pour eux-mêmes, notamment les pays en développement qui ne sont pas capables d’acheter les produits que nous leur commandons… et dont ils doivent de plus assumer les impacts environnementaux. Plus que le made in France, c’est un « made in local » universel dont il faut désormais faire la promotion, dans les discours et dans les actes.