La vidéo paraît presque banale. De jeunes hommes parcourent des chemins de campagne à vélo. Un autre descend la rue en skateboard. Un garçonnet lance un ballon dans un panier de basket. Douces images du sport. Sauf que des images, ces jeunes n’en voient jamais : ils sont aveugles. L’association qui produit ce clip s’appelle World Access to the Blind. Comme son nom l’indique, elle souhaite ouvrir le monde aux aveugles. Avec un outil privilégié : l’écholocation.

Eclairer la scène en faisant claquer ses doigts ou sa langue… Depuis les années 1940, les scientifiques ont décrit comment certains humains perçoivent l’écho des sons qu’ils produisent. Loin des chauves-souris ou des dauphins, capables d’émettre plusieurs centaines de clics par seconde. Mais en captant le temps de latence, la nature de l’écho, son intensité, les plus performants des aveugles déterminent la taille, la distance, la forme ou la texture d’objets placés devant eux. « Ce n’est pas un outil de localisation, mais un véritable sens », soutient Gavin Buckingham.

Illusion de Charpentier

Ce jeune assistant en psychologie de l’université Heriot-Watt d’Edimbourg vient de publier, avec des collègues canadiens, dans la revue Psychological Science, un article qui met en évidence la puissance de cette perception. Non en décrivant l’étendue du phénomène, mais en en exhibant une faille. L’équipe de Gavin Buckingham a en effet montré que des aveugles écholocateurs se trompaient sur le poids d’un objet dès lors qu’ils en éprouvaient la taille. Exactement comme les voyants.

Le phénomène est appelé l’illusion de Charpentier. En 1891, le physicien français Augustin Charpentier a montré que notre vision influençait notre perception du poids. Soumis à deux objets de même masse, mais de taille différente, nous aurons toujours le sentiment que le plus grand est le plus léger. Autrement dit, un kilo de plomb paraîtra plus lourd qu’un kilo de plumes.

Pour vérifier son hypothèse, M. Buckingham a rassemblé six aveugles. Trois d’entre eux maîtrisaient l’écholocation ; les autres non. En regard, quatre voyants avaient été sélectionnés. Au moyen d’une poignée reliée à une poulie, tous devaient juger du poids de cubes de même masse, mais de trois tailles différentes (15 cm de côté, 35 cm, 55 cm). Au préalable, les voyants avaient pu voir les objets ; les aveugles, les « cliquer ».

« Vision alternative »

Résultat : les aveugles non écholocateurs sont restés imperméables à la fameuse illusion. Pour eux, les trois boîtes pesaient le même poids. Les voyants ont succombé, comme attendu, au piège de Charpentier. Les écholocateurs ? « Eux aussi se sont trompés, raconte avec délectation Gavin Buckingham. Un peu moins que les voyants, sans doute parce que la perception est moins précise. Et que les aveugles apprécient mieux le poids des objets. Mais la différence reste importante. C’est bien une vision alternative qui est ainsi construite, capable d’influer sur les autres sens. »

Le Canadien Melvyn Goodale, professeur à l’université de Western Ontario et cosignataire de l’article dans Psychological Science, avait montré en 2011, au moyen d’images cérébrales, que l’écholocation activait, non pas le cortex auditif des aveugles, mais une zone du cerveau habituellement réservée à la vision. « A l’époque, j’étais étudiant, je figurais dans l’échantillon témoin », s’amuse M. Buckingham. Quatre ans plus tard, l’élève rejoint le maître, en empruntant un autre chemin.

Le cerveau peut « entendre »

Neurobiologiste à l’Université hébraïque de Jérusalem, le professeur Amir Amedi salue la démonstration : « A la fois simple, originale et puissante. Pas d’imagerie sophistiquée. Simplement en s’appuyant sur une illusion bien connue, mais que personne n’avait songé à utiliser, on montre comment le cerveau peut intégrer différentes informations pour créer des images. »

Surprenant ? « Plutôt logique, ajoute-t-il. Nous savons depuis des années que la partie du cerveau qui analyse la perception d’une forme peut être nourrie par des informations visuelles, tactiles, mais aussi auditives. » En 2007, une collaboration franco-israélienne a ainsi montré comment le cerveau pouvait « entendre » les formes, les textures et les couleurs

Le scientifique israélien précise : « Notre cerveau est une machine à accomplir des tâches, pas un organe sensoriel. Il n’y a pas vraiment une zone de la vision, de l’audition, du toucher. En revanche, il y a une zone de la lecture textuelle, une zone de la perception des formes, une autre encore pour les nombres… Et elles peuvent être nourries par différents sens, naturels ou artificiels. »

L’avenir réside dans la technologie

Là réside d’ailleurs, selon lui, la « limite » de l’article. L’écholocation ne remplacera pas la vue chez les aveugles, assure-t-il. « Nous manquons de puissance, dans la bouche comme dans les oreilles. Pour bien distinguer les formes, il faut cliquer à quelques centimètres. L’avenir n’est pas là. Il est dans la technologie. » Dans les « cannes visuelles » conçues par son équipe, qui permettent de « toucher » à distance. Ou dans ces caméras capables de scanner une image et de la transformer en sons. Et, bien sûr, dans l’œil bionique, auquel tous rêvent, non-voyants comme scientifiques. « Le même concept, mais une autre voie », conclut Amir Amedi.