Le galeriste sud-africain Monna Mokoena n’est pas peu fier de son parcours, qui l’a conduit du township de Soweto au quartier bobo chic de Parktown North, à Johannesburg. Pas peu fier d’être le seul galeriste africain noir d’envergure internationale.

Son histoire, il la raconte à coups d’ellipses et de coq-à-l’âne. Issus d’une famille de propriétaires terriens, ses parents se voient forcés de s’implanter dans les années 1960 à Soweto. Le petit Monna a 4 ans en 1976 lorsque la révolte explose dans le township. Adulte, il dévorera les auteurs africains, se passionnant pour la figure de Patrice Lumumba et de Steve Biko, cofondateur du Mouvement de la conscience noire.

Si Monna Mokoena a quitté le township à l’âge de 18 ans, il mesure le chemin parcouru par ses pairs pour conquérir leur liberté. Et celui qu’il reste pour consolider la confiance. « Les Noirs sont aujourd’hui déboussolés, regrette-t-il. Ils ont été marginalisés, laissés sur les bas-côtés des grandes conversations. Il faut qu’ils s’acceptent ce qu’ils sont, qu’ils en soient fiers. En Afrique du Sud, ils ne réalisent pas qu’ils sont libres, ils ne se rendent pas compte qu’ils tiennent ce pays. » Lui-même a mis du temps à se trouver. Quand il migre au Cap, les options étaient alors limitées : « Devenir avocat pour défendre nos droits, ou médecin pour servir la communauté. »

Sa propre enseigne en 2003

Il choisit le droit, sans jamais l’exercer. En fait, il tombera dans le chaudron de l’art. A dire vrai, il n’y connaissait alors pas grand-chose, si ce n’est le versant décoration décliné dans les magazines de mode. Après avoir fait ses armes pendant trois ans à la galerie Everard Read, il ouvre en 2003 sa propre enseigne. Il y montre les photographes Santu Mofokeng et Roger Ballen, puis Mary Sibande et ses grandes sculptures représentant Sophie, l’archétype de la domestique noire au temps de l’apartheid.

Le marché ne sera pas si difficile à construire. D’autres galeries ont pavé la voie, comme Goodman, qui fête son cinquantième anniversaire. Malgré la faiblesse des subventions publiques, les écoles d’art sont en pointe, les artistes talentueux et les collectionneurs, notamment étrangers, curieux. Seule la communauté noire se montre au début circonspecte. « L’art n’est pas très populaire car les galeries ont longtemps été perçues comme des lieux pour les Blancs et non pour les Noirs. C’était intimidant, raconte Odysseus Shirindza, directeur de la galerie Momo à Johannesburg. Mais ça commence à changer parce qu’ils voient chez nous des artistes auxquels ils peuvent s’identifier. »

Des artistes comme l’Afro-Américaine Ayana Jackson, basée à Johannesburg. Celle-ci n’a d’ailleurs pas hésité quand Monna Mokoena lui a proposé de rejoindre son écurie. « Je n’aurais pas pu imaginer vivre en Afrique du Sud et avoir un galeriste blanc quand j’avais la possibilité de travailler avec un galeriste noir, confie-t-elle. Monna est une extension de ma voix. Il a cherché à cultiver un socle de collectionneurs noirs. »

Conquérir le monde

Lentement mais sûrement, la galerie Momo est parvenu à creuser son trou. Elle a même ouvert une antenne en 2015 au Cap, une ville plus conservatrice que la cosmopolite Johannesburg. Ce volontarisme ne va pas sans maladresse. Choisi pour orchestrer le pavillon sud-africain à la Biennale de Venise, Monna Mokoena y a introduit deux artistes de sa galerie. Un conflit d’intérêts qui lui colle encore à la peau.

Le plus dur aujourd’hui n’est pas tant de s’ancrer en Afrique du Sud, où Momo s’est fait un nom, que de conquérir le monde. Malgré ses participations dans des foires prestigieuses comme l’Armory Show à New York ou Frieze à Londres, la reconnaissance internationale prend du temps. « Le monde de l’art reste un club exclusif. On doit encore frapper aux portes pour être accepté, avance-t-il. C’est plus simple pour les galeries africaines tenues par des Blancs comme Goodman ou Stevenson. Rien que leur nom rassure les clients étrangers. Ils ont fait leur trou sur l’échiquier international, et on vient nous prétendre qu’ils représentent le continent tout entier. » Odysseus Shirindza se veut plus tempéré : « On n’a pas la force financière pour être en permanence à l’étranger. La galerie est jeune encore, et elle vit de l’énergie d’un homme. La position où nous sommes au bout de treize ans, c’est déjà énorme. »

Le regard des Occidentaux sur la galerie Momo est aussi lié à la nature des artistes qu’il y présente. Tous ne sont pas conceptuels ou politiques. Tous n’illustrent pas le monde en marche. « Momo présente peu d’artistes en colère, résume Neil Dundas, curateur à la galerie Goodman. Une partie de ses clients sont des riches entrepreneurs dont le regard sur le monde est différent. Les artistes en colère, eux, veulent s’adresser à l’élite blanche, au gouvernement. Ils veulent accrocher leurs œuvres dans une galerie tenue par des Blancs, pour que les gens rentrent et soient choqués. »

Tout en gardant l’œil sur l’étranger, Monna Mokoena n’a pas oublié d’où il vient, le Soweto qu’il connaît comme sa poche. L’ancien township a certes changé. Bars branchés et concept stores se sont implantés. L’ancien ghetto s’est mu en destination où affluent les touristes attirés par l’ancienne maison de Nelson Mandela ou la façade de la résidence du prix Nobel Desmond Tutu. En revanche, plusieurs centres d’art de Soweto, financés autrefois par des fonds étrangers, ont tiré le rideau. Funda est parmi les derniers à tenir, vaille que vaille. « C’était dans le passé une institution de premier plan, mais il a décliné aussi, se désole Monna Mokoenna. Les étudiants sont dans l’obscurité, ils manquent de repères conceptuels, ils ne sont pas exposés à d’autres formes d’art. » Aussi rêve-t-il de transformer prochainement l’une des maisons familiales en bibliothèque artistique.

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