Cette semaine, Ruwen Ogien s’en remet au pouvoir de la littérature pour braver la douleur, Eva Joly et Judith Perrignon nous emmènent dans les dangereuses coulisses du pouvoir, Colette Fellous livre un récit intime sur l’enchantement si fragile du réel et Roger-Pol Droit nous conseille, en cette année d’élections, de (re)plonger dans le recueil des textes d’Ernst Bloch.

ESSAI. « Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie », de Ruwen Ogien

Quand il a commencé à écrire ses Mille et une nuits, le philosophe Ruwen Ogien pensait signer un essai contre le « dolorisme », cette idéologie qui pare la maladie de vertus rédemptrices pour fustiger l’hypocrisie des bien portants comme d’autres celle des bien-pensants. Or, chemin faisant, Ruwen Ogien a pris une tout autre direction. Il a peu à peu abandonné la spéculation sur les enjeux moraux ou métaphysiques de la maladie, il a renoncé à bâtir une réfutation, ou une thèse, et même à développer un discours aux prétentions universelles. Plutôt qu’une méditation métaphysique, il s’en tient à une description brute de la vie meurtrie, la sienne, rongée par un cancer du pancréas. Il s’en remet à la littérature. Non seulement il se tourne vers des écrivains qui ont fait du malade, plus qu’un personnage, une plaque sensible : Philip Roth, Fritz Zorn, Susan Sontag, Hervé Guibert, entre autres. Mais, surtout, il accomplit lui-même superbement, avec tact et humour, cet effort qui consiste à prendre en charge l’ambivalence du corps, cet autre en moi qui est toujours à la fois le même et un autre que moi – tantôt allié, tantôt ennemi. Jean Birnbaum

ALBIN MICHEL

Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie, de Ruwen Ogien, Albin Michel, 256 p., 19 €.

THRILLER. « French uranium », d’Eva Joly et Judith Perrignon

French uranium, d’Eva Joly et Judith Perrignon, démontre combien le roman politique est une entreprise de dévoilement. Son objet ? Les coulisses, les cuisines, les rouages internes d’un système. L’intrigue prend place entre les deux tours d’une élection présidentielle qui voit s’affronter le président sortant et un candidat d’extrême droite. Dans un climat de fortes tensions, le scandale menace d’éclater lorsque le ministre de l’industrie se suicide et que son chef de cabinet périt à son tour. Au Nigeria, des groupes islamistes tuent les 70 ouvriers qui œuvraient dans une mine d’uranium sur le point d’être inaugurée par un représentant du gouvernement français. Des deux côtés de l’Atlantique, des tradeurs fomentent des coups à plusieurs millions de dollars. Ici les empires se bâtissent dans le sang et la collusion. On retrouve le trio des Yeux de Lira (Les Arènes, 2011) : le patron de la brigade financière nigériane Nwankwo Ganbo, la journaliste russe dissidente Lira Kazan, rendue aveugle par un jet d’acide et dont le blog affole aujourd’hui les services secrets, et Félix, juriste au service d’un vieil avocat en vue. Face à eux et autrement dangereux, des hommes et femmes de pouvoir, ligués pour les faire taire. Macha Séry

LES ARENES

French Uranium, d’Eva Joly et Judith Perrignon, Les Arènes, « Polar », 420 p., 21,50 €.

ESSAI. « Héritage de ce temps », d’Ernst Bloch

Une extrême droite déjà au pouvoir dans certains pays d’Europe, et sur le point d’en conquérir d’autres. Des progressistes désemparés, convaincus de n’avoir pas eu totalement tort, mais ne sachant comment faire le tri entre erreurs stratégiques et perspectives d’avenir. On pourrait se croire en 2017. Pourtant, c’est la situation qu’Ernst Bloch (1885-1977) a sous les yeux en… 1935. A cette époque, le philosophe a une quarantaine d’années et déjà plusieurs livres à son actif. Il signe dans nombre de journaux, défend les avant-gardes, combat résolument le nazisme. Son singulier profil en combine plusieurs : marxiste hétérodoxe, esthète, visionnaire prophétique, écrivain flamboyant. En exil à Zurich, Bloch rassemble des textes épars sous le titre Héritage de ce temps. Le livre lui vaudra d’être déchu de la nationalité allemande, de trouver refuge aux Etats-Unis, où il rédigera son grand œuvre, Le Principe Espérance (Gallimard, 1991). Quatre-vingt-deux ans après sa parution, ce recueil réserve aux lecteurs bien des surprises. Roger-Pol Droit

KLINCKSIECK

Héritage de ce temps (Erbschaft dieser Zeit), d’Ernst Bloch, traduit de l’allemand et présenté par Jean Lacoste, Klincksieck, « Critique de la politique », 354 p., 25,50 €.

RÉCIT. « Pièces détachées », de Colette Fellous

Dernier volet d’une anamnèse amorcée par Colette Fellous avec Le Petit Casino, sous la houlette de J.-B. Pontalis (Gallimard, « L’un et l’autre », 1999), Pièces détachées ne sont ni vraiment des Mémoires ni un pacte autobiographique. Juste une mise en forme d’un matériau intime d’où l’on peut regarder le monde, accueillir l’ailleurs. Tout part de l’endroit où l’on demeure, poste de vigie que le balcon matérialise, à la fois dedans et dehors : « Chaque maison garde sa part d’invisible, aurait dit ma mère. (…) On pousse la porte, on retrouve l’odeur. L’odeur et le temps. » Deux écritures se croisent, celles du texte et de la photo, dialogue entre le regard et l’ouïe seul apte à rendre un réel dont l’enchantement est si fragile. Ici la mort rôde. Celle de l’écrivain Alain Nadaud (1948-2015), l’ami foudroyé en mer comme naguère son père au volant, chacun embarqué sur le véhicule de son rêve ; celle des victimes du Musée du Bardo et des plages de Sousse. Mars-juin 2015 : face à une violence qui désespère, l’œil écoute toujours et mène ce combat pour la douceur qu’enseigna Barthes à Colette Fellous. Pour que la pause soit sereine et lumineuse. Salvateur. Philippe-Jean Catinchi

GALLIMARD

Pièces détachées, de Colette Fellous, Gallimard, 176 p., 19 €.