L’Union générale du travail tunisien (UGTT) tient son vingt-troisième congrès à Gammarth, au nord du Tunis, du dimanche 22 au mercredi 25 janvier. En principe, ni les structures dirigeantes ni les options stratégiques de l’organisation dans la phase transitoire sensible que connaît la Tunisie démocratique ne devraient être bouleversées. Mais un congrès de l’UGTT n’est jamais anodin : le syndicat, qui peut revendiquer 750 000 membres, est omnipotent sur la scène sociale tunisienne et doté d’une influence politique incontournable.

  • Pourquoi l’UGTT est-elle si importante en Tunisie ?

Née en 1946 d’une scission de la CGT française sous l’ère coloniale, l’UGTT a toujours joué un rôle politique en sus de ses activités syndicales. De son engagement dans le mouvement nationaliste ayant conduit en 1956 à l’indépendance jusqu’à sa participation à la révolution de la fin 2010 à début 2011, en passant par ses relations ambiguës avec les régimes autoritaires de Bourguiba et Ben Ali, l’UGTT a toujours été bien plus qu’un syndicat.

Cet « ADN » politique l’amenant à s’impliquer dans les affaires nationales lui a même valu en 2015 le prix Nobel de la paix aux côtés du syndicat patronal Utica, de la Ligue des droits de l’homme et l’Ordre national des avocats pour leur rôle dans le « dialogue national » ayant permis de sauver, à l’automne 2013, une transition tunisienne qui menaçait de sombrer.

Alors que la grogne sociale couve dans le pays, les débats du congrès de l’UGTT vont donc être scrutés à la loupe.

  • Quelles relations avec les autorités ?

Depuis six mois, l’UGTT est à nouveau très impliquée dans une relation de travail avec le premier ministre Youssef Chahed. Ce dernier a même intégré dans son gouvernement deux anciens dirigeants du syndicat : Mohamed Trabelsi, ministre des affaires sociales, et Abid Briki, ministre de la fonction publique. L’UGTT avait en outre été étroitement associée par le président de la République, Beji Caïd Essebsi, à l’« accord de Carthage » signé en juillet 2016 par un grand nombre d’acteurs de la vie politique et sociale afin de relancer une dynamique gouvernementale quelque peu essoufflée sur le front socio-économique, le talon d’Achille de la transition tunisienne.

Cette attitude de dialogue avec le pouvoir n’avait pas empêché l’émergence de conflits, comme l’a illustré le bras de fer au sujet des augmentations salariales dans la fonction publique que M. Chahed voulait suspendre jusqu’en 2019, pression du Fonds monétaire international (FMI) oblige. Le syndicat avait même brandi la menace d’une grève générale en décembre 2016 avant d’y renoncer, le gouvernement ayant entre-temps accepté un compromis.

  • Quelle nouvelle direction pour la centrale ?

A Gammarth, deux listes vont se disputer les suffrages des congressistes. A celle dirigée par Noureddine Taboubi, secrétaire général adjoint chargé du règlement intérieur et maître de l’appareil va s’opposer celle menée par Kacem Afia, secrétaire général adjoint chargé des relations extérieures. La première, dite « liste consensuelle », rassemble neuf des treize membres du bureau exécutif sortant (dont trois ne peuvent se représenter) et dispose de ce fait des meilleures chances de l’emporter. Noureddine Taboubi pourrait ainsi succéder à Hassine Abassi au poste de secrétaire général, un changement qui serait sans grandes conséquences sur le positionnement politico-syndical de l’UGTT. En face, Kacem Afia, le seul membre du bureau exécutif à se singulariser, va tenter de bousculer ce passage de témoin. Un bon score de sa part révélerait un malaise interne au sein de l’organisation. La séquence post-révolutionnaire, qui a vu affluer 200 000 nouveaux membres dans un paysage démocratisé, a précipité des mutations internes qui impliquent une redéfinition des relations entre la base et la direction.

La rivalité entre les deux listes ne relève pas d’une opposition programmatique ou stratégique. « La différence est plus de forme que de fond », souligne Anouar Ben Gadour, secrétaire général adjoint chargé des études et de la documentation. Toutefois, l’insistance du « challenger » Kacem Afia à critiquer une complaisance supposée de son rival Noureddine Taboubi à l’égard des islamistes d’Ennahda touche une corde sensible au sein de l’UGTT. Les relations entre la centrale syndicale, historiquement dominée par le camp « progressiste », et le mouvement islamiste ont souvent été conflictuelles. Le 4 décembre 2012, alors qu’Ennahda dirigeait la coalition au pouvoir, des affrontements violents avaient opposé à Tunis des militants des deux courants, un épisode qui a laissé de profondes traces au sein de l’UGTT.

Kacem Afia, qui tente d’incarner la tradition de gauche du syndicat, joue sur cette mémoire encore amère pour attiser les craintes d’une stratégie d’infiltration des islamistes que Taboubi n’aurait pas su endiguer. « Après les affrontements du 4 décembre 2012, les islamistes ont changé de stratégie, relève un cadre de l’UGTT. Ils pratiquent maintenant l’entrisme dans les structures de base. » L’universitaire Hèla Yousfi, maître de conférences à l’université de Paris-Dauphine et auteure de L’UGTT, une passion tunisienne (Med Ali Edition et IRMC, 2015) nuance : « Ça fait vendre d’agiter l’épouvantail islamiste. Mais, si les islamistes ont toujours été présents dans l’UGTT, ils n’ont jamais été influents. »

  • Quels les défis pour demain ?

Au-delà des polémiques de circonstance pour mobiliser des soutiens, la question est de savoir si ce congrès débattra des dossiers de fond qui touchent aux nouveaux défis historiques que l’organisation doit déjà affronter. Le premier est celui d’une réforme des structures internes afin de les rendre pleinement représentatives. « Il y a une crise d’autorité au sein de l’UGTT, résume Hèla Yousfi. Comment une direction à structure pyramidale peut-elle s’ouvrir à une démocratie participative ? » L’enjeu touche notamment à la nécessité de déconcentrer le pouvoir au profit des fédérations sectorielles.

Le second défi concerne la vocation politique de l’UGTT alors que l’époque où elle faisait office de refuge d’une opposition politique privée d’espace est révolue. « Depuis la révolution, ce rôle politique est contesté, relève Abdeljelil Bedoui, économiste qui a longtemps été conseiller de la direction. Les partis, au pouvoir ou dans l’opposition, ne veulent plus que l’UGTT s’immisce dans la vie politique et veulent la cantonner à son rôle social. »

Enfin, un troisième défi tient dans l’impératif d’une organisation, jusqu’alors surtout implantée dans la fonction publique, de s’ouvrir à un secteur privé dopé par la libéralisation de l’économie. « Et cela impose à l’UGTT de se pencher sur les problématiques du chômage, du travail précaire ou du secteur informel », explique Hèla Yousfi.

A défaut, la centrale risque de perdre un jour du terrain face à une concurrence syndicale née, au lendemain de la révolution, de la création de deux organisations rivales : la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT) et l’Union tunisienne du travail (UTT).

Enfin, un denier défi, lui aussi induit par la privatisation de l’économie, renvoie aux nouvelles modalités du dialogue social. « Dans le contexte de l’affaiblissement de la figure tutélaire de l’Etat, l’UGTT se trouve de plus en plus seule face au syndicat patronal Utica », observe Hèla Yousfi. Un nouveau partenariat social prend ainsi forme et il revient à l’UGTT de s’y adapter. Autant de mutations inédites imposées par la reconfiguration du champ économique et social tunisien. Le congrès de Gammarth en prendra-t-il toute la mesure ?