« Les particularismes se font hégémoniques menaçant la pluralité des cultures, cultures auxquelles l’UNESCO reconnaît une « dignité » par la convention de 2005 »  (Photo: migrants à Calais, le 29 octobre 2016). | THIBAULT CAMUS / AP

Par Ali Benmakhlouf, professeur à l’université de Paris-Est-Créteil

Au lendemain de la crise financière de 2007, nous avons été nombreux à dénoncer l’autonomisation de la sphère financière. Aujourd’hui, les craintes se formulent politiquement de manière plus directe : la montée des populismes, l’arrivée au pouvoir à la tête de la première puissance mondiale d’un homme qui ne s’exprime de manière privilégiée que dans le style fragmentaire du tweeter, renforçant ainsi les formes d’érosion du bon sens et de la parole partagée.

Or, plus que jamais nous avons besoin de la réciprocité magnétique que donne la conversation, et d’une histoire commune et connectée qui permette à tous les hommes de se considérer comme proches et comme moitiés les uns des autres : il n’y a plus de « non voisins », dit Amartya Sen et nous savons depuis le philosophe David Hume (1711-1776) que « les limites de la justice s’éloignent dans l’exacte mesure de la largeur de vue des hommes et de la force de leurs liens mutuels ».

Mais nous avons beaucoup de mal à élargir notre vue, pensant que ceux qui appartiennent à d’autres civilisations sont non seulement lointains, mais même incommensurables avec nous : nous nous mettons ainsi à parler de « monde occidental », de « monde asiatique », de « monde musulman », faisant de « l’incarcération civilisationnelle » (Amartya Sen) en miniaturisant les être humains et en les rapportant à des appartenances univoques. De plus, les particularismes se font hégémoniques menaçant la pluralité des cultures, cultures auxquelles l’UNESCO reconnaît une « dignité » par la convention de 2005.

Notre modernité, faite de tant de complexité, notamment technologique et scientifique, ne s’accompagne pas toujours en nous d’un état d’esprit complexe qui puisse être clair sur la complexité et nourrir en nous une perplexité, voire une pensée du dilemme et des alternatives hypothétiques.

Un océan d’ignorance

Simplifier les problèmes en cherchant des boucs émissaires, en parlant d’une « crise des migrants » quand il s’agit d’une « crise de l’accueil des migrants », s’interdire de regarder notre réalité avec « les yeux du reste de l’humanité » (Adam Smith), sont autant d’obstacles à cet état d’esprit complexe. Parvenir à adopter un tel état d’esprit, c’est reconnaître l’importance d’une histoire connectée, une histoire qui ne perd jamais de vue la « famille humaine ». Cette expression est consacrée par la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Quand on reconnaît que l’histoire qui nous est transmise, comme celle que nous faisons chaque jour repose sur un océan d’ignorance, de lacunes, alors nous prenons conscience de l’extrême contingence de ce qui arrive, et l’on évite les grandes envolées lyriques du sens, du dessein et de la finalité de la vie des hommes.

La complexité est de mettre bout à bout toutes les discontinuités constatées et les contingences historiques pour créer un monde commun, toujours fragile, toujours précaire, car il dépend de la volonté, de l’imagination et de la loi des hommes. Le droit international nous donne le spectacle d’un chaos de normes en raison du conflit qui existe entre différents systèmes juridiques spécialisés : on assiste à une marchandisation et à une décomposition du droit par les accords de libre-échange.

La liberté du commerce et la promotion des investissements ne font pas bon ménage avec le droit de l’environnement ; les règles adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme menacent les libertés individuelles et le droit de protection de la vie privée, droit opposable aux Etats eux-mêmes. Où est ce « devoir général d’humanité » (Montaigne) par lequel nous devons justice aux hommes et bienveillance, aux autres créatures, animaux et plantes ?