A l’occasion des 70 ans du Cathode-Ray Tube Amusement Device, Le Monde retrace le rocambolesque destin du plus vieux brevet de jeu vidéo connu. Il tient aujourd’hui autant de l’ovni historique que du saint Graal pour les historiens du jeu vidéo. (1/3)

Page de garde du brevet n° 2 455 992, plus ancien projet de jeu vidéo connu. | DuMont

C’est un obscur brevet, tamponné du 25 janvier 1947. Rien que cela, et cela suffit : car cette date fait de lui le plus vieux projet de jeu vidéo documenté et connu. De nos jours, plus une seule chronologie du jeu vidéo ne fait l’économie d’une mention pour ce plus vieil embryon vidéoludique. Il fête, mercredi 25 janvier, ses 70 ans, et ses zones d’ombre continuent de susciter curiosité et fascination chez les chercheurs, les conservateurs et les passionnés.

L’ancêtre d’une industrie à 100 milliards de dollars

Ce que l’on sait de lui tient en quelques lignes. Ce lointain jour de janvier 1947, le constructeur de télévision et télédiffuseur américain DuMont dépose une demande de brevet aux deux noms de Thomas T. Goldsmith et Estle Ray Mann pour un Cathode-Ray Tube Amusement Device, littéralement, un « appareil de divertissement sur écran à tubes ».

Cet austère brevet est l’ultime trace connue du plus ancien projet de jeu vidéo. Sa demande a été déposée en 1947, et validée en 1948. | DuMont

L’invention fait mention de tubes, de condensateurs, de triodes ou encore de potentiomètres. Peut-on parler à proprement parler de jeu vidéo ? Certains ne préfèrent pas. « Ce n’est pas parce que cela ressemble à un jeu vidéo qu’il s’agit de la même technologie. C’est un jeu sur un écran cathodique mais il ne génère pas de signal vidéo », alerte David Winter, collectionneur de vieilles consoles et auteur du site historique de référence Pong-Story. Tout en reconnaissant que depuis l’avènement des smartphones, la définition de ceux-ci a de toute façon bien évolué.

En 1947, le mot jeu vidéo n’existe pas encore, mais dans un charabia juridico-technique, le document décrit déjà un point lumineux figurant un missile, et que l’utilisateur déplace de manière à lui faire atteindre un dessin d’avion préalablement collé sur l’écran. Guère plus, guère moins que le très lointain ancêtre de la série Call of Duty.

Une invention encore très mystérieuse

Déposé en janvier 1947, probablement conçu en 1946, imaginé au sortir de la seconde guerre mondiale, le CRT Amusement Device apparaît à bien des égards comme le point zéro d’une industrie dont le chiffre d’affaires mondial était estimé à près de 100 milliards de dollars en 2016. Mais son importance symbolique est inversement proportionnelle à la documentation qui nous en est parvenue, quasi nulle, à part ce brevet, rendu public par l’US Patent Office en 1948.

Aucun exemplaire n’en a jamais été retrouvé, aucun modèle d’étude, pas même une note d’intention. Au grand dam de l’historien américain Mark Wolf qui, comme de nombreux férus de préhistoire technologique, s’est cassé les dents au moment de rédiger la notice associée au CRT Amusement Device dans son ouvrage de référence, Encyclopedia of Video Games : The Culture, Technology, and Art of Gaming (2012, non traduit) :

« C’était très compliqué, il n’y avait que le brevet lui-même sur lequel s’appuyer. Je n’ai pas pu trouver la moindre description de première main du prototype, ni de témoignage à son propos, rien. Du coup, ce fut une entrée très courte. »

Cette documentation famélique explique pourquoi ce maillon historique essentiel est quasi absent de toutes les expositions et musées vidéoludiques qui champignonnent aux quatre coins du monde, au contraire d’autres ancêtres comme Spacewar (1961) ou Tennis for Two (1958), dont de multiples répliques fidèles ont pu être construites pour leur redonner vie.

Tennis For Two - The second ever computer game
Durée : 02:14

« Si nous trouvions des reliques d’époque [du CRT Amusement Device], il est certain que cela nous intéresserait de les exposer », abonde Jon-Paul Dyson, directeur du Centre international pour l’histoire des jeux électroniques au Strong National Museum of Play de New York. Et d’ajouter sur un ton impatient : « Je n’ai jamais entendu parler d’un prototype disponible, mais si vous en avez connaissance d’un, j’adorerais parler à la personne, quelle qu’elle soit ! »

Faire bouger un point avec des molettes

Aujourd’hui, le système breveté en 1947 fait figure de saint suaire pour tous les archéologues du dixième art, qui ne pensent pas pouvoir remonter plus loin. « J’espère qu’il y a d’autres ancêtres cachés quelque part. Mais il paraît improbable que l’on parvienne à trouver quoi que ce soit de plus vieux, convient Mark Worlf. La télévision grand public était encore assez nouvelle en 1947, et les graphismes informatiques étaient seulement sur le point de débuter avec l’ordinateur Whirlwind I. »

L’unique visuel du jeu en fonctionnement est un schéma en basse résolution, sur le brevet. | Pong-Story.com

A quoi aurait-il ressemblé ? Pour ce qui est de l’objet, mystère. Le brevet ne fait aucune mention de son design, et les photos de l’appareil qui circulent sur Internet semblent pour la plupart erronées : elles représentent non pas un prototype du CRT Amusement Device, mais un ordinateur PDP-1, celui qui était utilisé pour un jeu ultérieur, Spacewar !.

William Brantley, qui fut le collègue de Thomas T. Goldsmith à partir de 1966 à l’université de Furnam, se rappelle toutefois que ce dernier lui avait montré un type d’équipement comparable. « Un jour, probablement notre première ou notre deuxième année commune à Furnam, j’étais dans le laboratoire de Tom, où il m’a montré des tubes cathodiques qui ressemblaient à ceux-ci », confie-t-il au Monde. Mais l’ingénieur de DuMont s’est contenté de lui décrire le fonctionnement de son jeu, sans lui montrer la machine en action.

Sur ce qui devait s’afficher à l’écran, les indices existent, en revanche. Le jeu se déroulait entièrement sur fond noir, avec un seul point lumineux affiché. « Sur le jeu initial, le but c’était de toucher une cible, en faisant dévier le faisceau d’électrons représentant le missile », relève David Winter. Le professeur de physique William Brantley se rappelle des explications de Thomas T. Goldsmith :

« Je n’avais jamais rien entendu de tel. Tom avait modifié le fonctionnement électronique d’un écran à tube noir et blanc pour permettre à un joueur de déplacer le point lumineux avec la molette de voltage […]. Il y avait une cible qui était superposée à l’écran. Quand le joueur arrivait à placer le faisceau lumineux dessous, cela comptait pour un point. La difficulté, évidemment, était de réussir à maîtriser les molettes de voltage pour déplacer le faisceau. »

A proprement parler, le jeu ne figure aucun graphisme, mais il projette déjà un certain imaginaire derrière ce point lumineux et sa cible : le brevet les décrit comme un missile et un avion à atteindre.

Imaginer à défaut de jouer

De quels jeux vidéo connus est-il l’ancêtre ? Le collectionneur français David Winter le rapproche des jets de projectile dans Worms. D’autres évoquent Missile Command, d’Atari. « Le brevet lui-même fait mention d’avions sur lesquels on tire en visant, donc peut-être qu’un proche exemple serait Combat (1977) sur Atari 2600 », estime de son côté Mark Wolf. « Mais nous ne pouvons pas vraiment dire faute de l’avoir vu. Je suspecte que le prototype était plus simple que ce que la description du jeu suggère. »

Certains sites comparent le CRT Amusement Device à une version embryonnaire de « Missile Command » (1977), pour le rôle des missiles et des objectifs à atteindre. | Atari

Pour en savoir plus, et connaître la genèse de ce projet autant que les raisons de sa non-commercialisation, il faudrait poser directement la question aux inventeurs. Plus facile à dire qu’à faire. Thomas T. Goldsmith est mort en 2009 des suites d’un accident domestique, à l’âge de 99 ans.

Il aurait été possible de l’interroger sur son invention de son vivant, mais l’homme était surtout reconnu comme un pionnier de la télévision, et personne dans son entourage n’eut l’idée de le questionner sur ce curieux brevet ludique, obscur et inachevé. « Peut-être que l’un de ses enfants en possède un exemplaire aujourd’hui… », veut croire Mark Wolf.

Faute de pouvoir l’interroger, c’est désormais avec les pièces d’un puzzle incomplet que les chercheurs recomposent la genèse de ce brevet. Avec à l’esprit cette question entêtante : comment, et surtout pourquoi concevoir un embryon de jeu vidéo en 1947 ?

Retrouvez jeudi 26 janvier la suite de cette série, qui sera consacrée à la création de jeu vidéo au sortir de la seconde guerre mondiale.