Vue des deux enclumes en diamant qui compressent l’échantillon d’hydrogène, le faisant passer de l’état gazeux à l’état solide. | R. Dias et I.J. Silvera

« Cet article n’aurait jamais dû passer dans le journal Science, ni même dans aucun autre journal. » « Je suis furieux. C’est l’échec du processus d’évaluation par des pairs. » « Vous voulez un commentaire ? Mais un commentaire sur quoi ? Tout est incorrect ou presque. » Voilà le genre de réactions recueillies à l’annonce de la parution d’un article dans la revue Science du 27 janvier sur ce qui pourrait être une grande première en physique – le « Graal de la discipline », clame même l’université de Harvard !

Ces remarques disgracieuses émanent de trois responsables d’équipes majeures dans ce domaine. Respectivement, Mikhail Eremets, de l’institut Max-Planck de chimie, à Mayence, Paul Loubeyre, du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), et Eugene Gregoryanz, de l’université d’Edimbourg. L’objet de leur courroux provient de leur confrère Isaac Silvera, de l’université Harvard, qui prétend avoir fabriqué ce qu’avec d’autres ils cherchent à réaliser depuis des années : la transformation de l’atome le plus simple, l’hydrogène, isolant banal, en un véritable métal conducteur, sous l’effet de très hautes pressions. Un peu comme le vulgaire carbone qui devient diamant par compression.

« Dès les années 1970, on recense de telles annonces », Paul Loubeyre (CEA)

Des théoriciens ont prévu en 1935 cette métamorphose particulièrement stimulante pour les physiciens. A température ordinaire, ce nouveau matériau solide pourrait même être supraconducteur et donc ouvrir la voie à des câbles électriques sans perte. Très concentré en énergie, il serait aussi plus efficace comme carburant. Liquide, il deviendrait superfluide, tournant sans inertie et coulant sans frottement. Et si ces beaux rêves – mis en exergue par Isaac Silvera – ne se réalisent pas, il reste un objet quantique hors norme passionnant à étudier, l’équivalent de ce que sont les atomes ultrafroids en physique.

D’où une course très compétitive entre une poignée de groupes de chercheurs internationaux ; et des annonces régulières que l’étape ultime a été franchie. « Dès les années 1970, on recense de telles annonces », rappelle Paul Loubeyre, dont l’équipe, en 2002, avait fabriqué une étape intermédiaire, obtenant un hydrogène noir, absorbant toute la lumière, alors qu’il est d’habitude transparent.

La technique est toujours la même, en principe : comprimer l’hydrogène entre deux minuscules pointes de diamant jusqu’à des pressions dépassant celles régnant au centre de la Terre, soit plus de trois millions de fois la pression atmosphérique, soit 300 GigaPascals (GPa). Le record, avant le travail publié dans Science était d’environ 350 GPa.

« Tous en compétition »

« Ce travail est une avancée par rapport à des annonces du même auteur dans les années 1990, mais à des pressions de seulement 150 GPa », note, un brin perfide, un autre leader du domaine, Russell Hemley, de l’université George-Washington (Washington).

Autre controverse. En 2011, Mikhail Eremets avait publié la première observation « d’hydrogène conducteur » et avait été critiqué, notamment par… Isaac Silvera. « Mais nous n’avions jamais dit que c’était l’état métallique tant cherché », corrige le chercheur. « Nous sommes tous en compétition. Mais lorsque l’équipe de Paul Loubeyre publie quelque chose, nous pouvons avoir des désaccords, mais pas, par exemple, sur le niveau de pression atteint. Je sais que leur travail est de qualité », explique Eugene Gregoryanz, qui n’en dit évidemment pas autant de son confrère américain.

Trois images de l’hydrogène, d’abord transparent puis noir, puis réfléchissant, prise avec un iPhone | R.Dias et I.J Silvera

La pression atteinte est l’un des premiers arguments pour réfuter la découverte publiée dans Science. Alors qu’aucune équipe n’est parvenue à dépasser les 350 GPa, Isaac Silvera et Ranga Dias, son jeune collègue, ont atteint 495 GPa, avec des enclumes de diamant. Les trois chercheurs « concurrents » doutent fortement d’un tel saut. Il est vrai qu’il repose sur une seule mesure, « qui pourrait très bien être un artefact », selon Paul Loubeyre. Plus précisément il s’agit de mesurer l’effet du diamant compressé sur de la lumière infrarouge. Eugene Gregoryanz note aussi que la courbe montrant l’évolution de la pression avec la force exercée n’est pas du tout conforme aux publications précédentes. Le chiffre de 495 GPa serait en fait le résultat d’extrapolation non ou mal justifiées.

« Personne n’avait exactement travaillé comme nous l’avons fait », Isaac Silvera (Harvard)

Ce qu’Isaac Silvera, contacté, conteste : « Nous avons eu des avis très positifs sur ce travail. Certains autres sont sceptiques car ils ne croient pas qu’on ait atteint de telles pressions », résume le chercheur. « Mais personne n’avait exactement travaillé comme nous l’avons fait », citant des diamants réalisés avec soin et recouverts d’une fine couche bloquant la diffusion du précieux hydrogène. L’un des écueils est que les pointes cassent, et Paul Loubeyre note que toutes les équipes ont été confrontées à ce genre de difficultés, considérées même comme insurmontables. Elles ont pour cela développé récemment d’autres géométries d’enclume, qui, sur des métaux, ont déjà permis d’atteindre des pressions record de l’ordre de 600 GPa à 700 GPa.

Un autre point majeur d’achoppement concerne la preuve que l’hydrogène est effectivement passé dans un nouvel état. Alors qu’il est transparent au départ, il devient noir lorsque la pression augmente, puis réfléchissant, comme attendu pour un métal. C’est ce qu’ont mesuré les Américains et que réfutent notamment les Européens.

Paul Loubeyre estime que le revêtement de surface pourrait très bien être la source de cette brillance soudaine, car lui aussi se transforme à haute pression. Mikhail Eremets voudrait, lui, voir des mesures électriques, seules à même de montrer qu’un courant passe effectivement dans l’échantillon. « Leur mesure par réflexion n’est pas solide car ils utilisent des données à basses pressions pour la calibrer », estime-t-il également.

Russel Hemley, toujours plus modéré, dit aussi que « cette annonce est basée sur des observations visuelles et des mesures limitées sur les enclumes et leur revêtement. Or le comportement optique de ces matériaux à ces pressions n’est pas connu ». Isaac Silvera rejette évidemment ces arguments, défendant ses choix de calibration et ses indications de réflectivité.

Faire une vérification aurait pris « au moins un an »

En outre, une seule expérience a été faite, ce que le chercheur justifie par le fait qu’en faire une seconde prendrait « au moins un an ». « Nous avons fait une percée et voulions l’annoncer au public et à la communauté scientifique afin de faire avancer la science », argue-t-il. « Lorsque nous avons découvert que des hydrures [un mélange d’hydrogène et de métaux] étaient supraconducteurs, notre article a d’abord été refusé car les spécialistes voulaient plus de preuves. Nous avons fait de nouvelles mesures. C’était compliqué et cela nous a pris un an. Mais il fallait convaincre et finalement cela a été publié [dans Nature en 2015] », se souvient à l’inverse Mikhail Eremets.

Autre détail, qui saute aux yeux d’un non-spécialiste, l’article est assez court, trois pages, et tranche avec ceux de ses concurrents : deux courbes seulement de résultats avec peu de points et trois photographies prises avec un iPhone (mais d’autres ont été prises avec une meilleure caméra). Même l’article complémentaire présente moins de chiffres que dans les articles récents de ses détracteurs. Des mesures à différentes pressions s’arrêtent à 335 GPa alors que le niveau atteint est de 495 GPa.

« Prudemment optimistes »

Si les arguments sont aussi pointus, c’est que l’article était déjà en ligne depuis octobre sous forme de prépublication sur le site Arxiv.org, spécialisé dans ce genre de procédure. Une telle unanimité critique est rare à propos d’un article d’une revue si réputée. Reproduire et surtout confirmer un tel résultat sera long, et plusieurs des chercheurs contactés réfléchissent à publier un « commentaire », c’est-à-dire un texte de réponse exposant leurs griefs, mais qui, lui aussi, devra être revu par des pairs, allongeant le délai de publication. Le journaliste de Science Robert Service, dans un article de vulgarisation accompagnant la parution, cite néanmoins d’autres physiciens, « prudemment optimistes ».

Mais pour l’université Harvard, aucun doute dans son communiqué triomphal : « C’est devenu réalité. » « Cet épisode fait du mal à la communauté, déplore Paul Loubeyre. C’est de la com' et nous on veut faire de la science ! »