Coincés entre une colline verdoyante et une base militaire de casques bleus indiens, de redoutables combattants sud-soudanais s’impatientent. « Nous n’avons pas perdu la guerre et on veut continuer à combattre sur le plan politique ou militaire, assure Wang Chany Thian, brigadier général de l’Armée de libération du peuple soudanais en opposition (SPLM/IO). On poursuit notre mission. Mais on se sent un peu en prison ici et on veut retrouver notre liberté. »

Son autorité militaire reste intacte et, avec son supérieur, le général Dhilling Keah, la discipline et l’ordre règnent dans ce petit camp de Munigi, érigé dans l’urgence mais en toute discrétion par les Nations unies au début du mois d’août 2016.

Des survivants restés fidèles à leur chef

A la sortie de Goma, la capitale du Nord-Kivu, au bord d’une piste poussiéreuse, 520 hommes, dont une trentaine de mineurs et une femme combattante, se réchauffent avec du thé chaud, frigorifiés par ce climat montagneux de l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Emmitouflés dans des blousons trop courts, le front scarifié pour certains, des blessures apparentes pour d’autres, ces guerriers sud-soudanais au physique d’athlète se retrouvent échoués loin de leur champ de bataille, sans armes et sans leur chef suprême.

Ce sont les soldats perdus de Riek Machar, l’ancien vice-président du Soudan du Sud, homme politique et chef de guerre à la tête de la SPLM/IO. « On est des survivants habitués aux conditions de vie extrêmes et on reste loyal à notre leader », dit de sa voix métallique le colonel David Bill Jal.

Ces combattants bien entraînés, et pour certains suspectés de crimes de masse, ont quitté leur fournaise du Soudan du Sud sous les balles et les bombes d’une guerre brièvement apaisée par un accord de paix signé par le président Salva Kiir et Riek Machar en août 2015 à Addis-Abeba. Moins d’un an plus tard, les deux ennemis se retrouvent à Juba, au complexe présidentiel de J-1, dans un climat de tensions exacerbées par les assassinats ciblés et les tensions politico-ethniques.

Dans le plus jeune Etat de la planète, la guerre civile, qui a causé des dizaines de milliers de morts et plus de 2,5 millions de déplacés depuis décembre 2013, reprend. « Le 8 juillet 2016, Riek Machar se trouvait dans le bureau de Salva Kiir. Nous étions avec nos hommes dehors lorsqu’une ambulance est passée. On a compris qu’elle était là pour donner le feu vert aux combats qui se sont intensifiés les jours suivants », se souviennent les gradés de la SPLM/IO.

Longue marche sous les bombes

Face aux troupes gouvernementales de Salva Kiir équipées d’hélicoptères, les soldats de la SPLM/IO quittent Juba. C’est le début d’une odyssée de quarante jours en direction de la savane et des forêts du Congo infestées de groupes armés. Près de 600 hommes, dont moins de la moitié dispose d’armes usagées, entament une longue marche à pied de près de 400 km. Ils se replient d’abord avec leur chef, Riek Machar, non loin de la frontière avec la RDC.

Un cessez-le-feu est décrété, mais les bombardements de leurs positions se poursuivent. Le cortège, grossi par quelques civils fuyant la guerre, est guidé par Clément et Juma, deux grands gaillards sud-soudanais originaires de la province frontalière qui connaissent bien les sentiers de cette partie du Congo. Ils y ont autrefois travaillé, creusant dans les mines d’or illicites.

Des hommes se sacrifient pour leur chef et son épouse, affaiblis, visés par les tirs, au bord de la mort. « On devait tout faire pour que Machar survive. Ils pouvaient tous nous tuer mais lui devait s’en sortir vivant », dit froidement le brigadier général Wang Chany Thian. Une cinquantaine d’hommes périssent sous les balles, noyés dans les rivières, intoxiqués par des racines vénéneuses, succombant aux morsures de serpent. Tous sont affamés, harcelés par les forces de Salva Kiir qui les bombarderont même à 35 km de la frontière, sur le territoire congolais.

Infographie Le Monde

« Je vais mourir », dit Riek Machar à l’un de ses contacts en Occident depuis son téléphone satellite, après quarante jours de marche. Blessé, porté par ses troupes amoindries, il survit en se nourrissant de feuilles et de racines dans la forêt du parc national de Garamba, où les éléphants, rhinocéros blancs et girafes sont chassés à la kalachnikov par les miliciens du cru. Cette fuite éperdue a lieu pendant que les Nations unies discutent du déploiement de 4 000 casques bleus supplémentaires au Soudan du Sud, en plus des 13 500 déjà sur place. Avant cela, Riek Machar était un interlocuteur incontournable que les diplomates s’empressaient d’aller voir, qu’il se trouve à Addis-Abeba ou à Juba. Désormais, la communauté internationale semble avoir oublié le leader issu de l’ethnie Nuer que combattent les Dinka de Salva Kiir. Pendant ses quarante jours de marche, aucune chancellerie ne s’inquiète de son sort.

Risque sécuritaire

L’arrivée des guerriers sud-soudanais dans cette région frontalière du Congo constitue un risque sécuritaire. Les analystes redoutent que Rieck Machar ne reprenne langue avec le sanguinaire seigneur de guerre ougandais Joseph Kony, à la tête de l’Armée de résistance du Seigneur. Une alliance qui pourrait mener à de nouveaux affrontements, et à de massacres.

L’ancien vice-président sud-soudanais et chef rebelle, Riek Machar (à gauche), et le président Salva Kiir, le 29 avril 2016 à Juba. | ALBERT GONZALEZ FARRAN/AFP

C’est sans doute ce qui a poussé David Gressly à agir. Le représentant spécial adjoint du secrétaire général de l’ONU en RDC, qui connaît personnellement Riek Machar, dit être intervenu au nom du devoir humanitaire, après avoir informé les autorités congolaises mais pas les diplomates occidentaux à Kinshasa. Une exfiltration discrète. Le 17 août 2016, l’ancien vice-président du Soudan du Sud, son épouse et sa garde rapprochée sont évacués par la Mission de l’ONU au Congo (Monusco). « Il en avait pour deux ou trois jours à vivre », se souvient un haut responsable de l’ONU. L’Ethiopie, qui l’a pourtant soutenu et hébergé, lui a cette fois refusé l’asile. Après une étape à Kinshasa, le couple Machar atterrit en Afrique du Sud où il se trouve toujours, faisant quelques allers-retours à Khartoum, au Soudan. Le vieux guerrier de 64 ans y a peut-être retrouvé l’accès aux richesses que l’acteur américain George Clooney l’accuse d’avoir accumulées pendant qu’il était au pouvoir.

Le reste des troupes sera désarmé puis exfiltré par hélicoptère entre le 24 août et le 12 septembre à la lisière du parc national de la Garamba à Dungu, où se trouvent déjà 65 000 réfugiés sud-soudanais et à Goma, à 1 000 km au sud. Au moins seize hommes agonisants mourront durant ces transferts. A Goma, le site de Munigi a autrefois servi de lieu de transit pour des miliciens hutu rwandais établis au Congo après le génocide de 1994.

Indésirables en RDC

L’installation des survivants ne va pas de soi. « La Monusco les a amenés secrètement sans nous informer et, quand on l’a découvert, ils nous ont envoyé balader. Or la population ne veut pas de ces Sud-Soudanais sur le territoire. A tout moment, ça peut éclater, car ils font peur et créent la psychose », s’emporte Jean-Claude Mambo Kawayo, qui représente la société civile du territoire de Nyiragongo où se trouve Munigi. Des manifestations ont eu lieu ces derniers mois et du personnel de la Monusco a été pris à partie.

Après les réfugiés et miliciens rwandais, burundais et ougandais, les populations locales, traumatisées par vingt ans de conflits et d’innombrables groupes armés étrangers établis chez elles, redoutent ces « guerriers très noirs, grands et costauds ».

Munigi est un camp d’on-ne-sait-quoi, une zone grise du droit international, un cas unique au monde. Ces combattants sud-soudanais ne sont ni des réfugiés, ni des déplacés ni vraiment des démobilisés, même s’ils ont restitué une centaine de leurs armes. Bien que certaines aient pu être perdues en route, on les soupçonne d’en avoir caché non loin de la frontière. L’arsenal des armes restituées, un temps stocké dans un conteneur sur le site de Munigi, a été récemment déplacé : certains combattants songeaient à les récupérer.

En échange d’une prise en charge par la Monusco, ces soldats de la SPLM/IO se sont engagés à ne pas quitter ce site. Mais s’ils souhaitent en sortir, les casques bleus n’ont légalement pas le droit de les retenir. La mission de l’ONU au Congo, qui n’a pas de mandat d’internement, voudrait en réclamer un au Conseil de sécurité. Pour le moment, elle se débrouille, au-delà de ses prérogatives et flirte avec la ligne rouge du droit.

Retenus dans un no man’s land juridique

« Ils n’ont pas exprimé leur volonté d’arrêter de combattre. Il y a des civils parmi eux, mais comment les identifier pour faire appliquer le principe de distinction avec des combattants ? Normalement, selon la Convention de Genève, la RDC a le devoir de les interner, mais bon », lâche à Goma un juriste qui tente d’extraire une solution du catalogue de lois sur le droit de la guerre et autres traités internationaux. Sans succès : « Il n’y a pas de dénouement légal pour l’instant. On est dans le flou le plus total. »

Sous pression du gouvernement mais aussi du siège de l’ONU à New York, la Monusco se retrouve dans l’impasse. Et nul ne veut de ces combattants. Le diplomate algérien Smaïl Chergui, commissaire à la paix et à la sécurité de l’Union africaine, avait tenté en octobre 2016 de convaincre les pays d’Afrique de l’Est d’en accueillir une poignée. En vain. Le ministre de la défense congolais avait lancé un premier ultimatum à l’ONU, exigeant le renvoi des Sud-Soudanais d’ici au 10 octobre.

A Kinshasa, les autorités politiques et sécuritaires instrumentalisent cette présence durable des fantassins de la SPLM/IO. « Ils ne sont pas invités ici, mais ont été acceptés pour des raisons humanitaires, dit Kalev Mutond, le patron de l’Agence nationale de renseignement. L’ONU est une organisation internationale, elle n’a qu’à trouver un autre endroit sur la planète pour les accueillir. Qu’ils partent au plus vite. »

Pour les guerriers de Riek Machar, le monde s’est rétréci. Tous savent que sortir du camp les expose à la vindicte populaire. Se faire rapatrier à Juba, c’est prendre le risque d’être tués. A Munigi, quelques combattants disent reprendre des forces avant de retourner au combat. D’autres rêvent de s’essayer à la vie civile et de rejoindre leurs familles au Soudan, en Egypte, en Ethiopie ou ailleurs. En attendant, pour la Monusco, leur présence en RDC est une « bombe à retardement ».