Lors d’une maraude du Secours islamique France, cet hiver. | SIF/H. Lequeux

« Cela fait cinq ans que je dors sous un pont alors que j’ai plus de 20 000 euros sur mon compte. Vous trouvez ça normal, vous ? » Fred (tous les prénoms ont été modifiés), 50 ans, visage marqué, accueillant et chaleureux malgré le vent glacial qui souffle en cette nuit de janvier sur la Seine-Saint-Denis, parle avec ses tripes. Il fait partie de ceux que les bénévoles du Secours islamique France (SIF) appellent les « habitués ».

« J’étais père de famille, je travaillais, raconte-t-il. J’ai eu un accident, ma femme est morte, je suis tombé dans le coma et quand je me suis réveillé on m’a déclaré neurologiquement défaillant et on m’a placé sous curatelle [régime judiciaire destiné à assister un adulte dans sa prise de décisions]. Au début, c’était ma mère qui gérait mon argent et me donnait mensuellement de quoi vivre. Mais elle est également décédée. »

« Cela fait cinq ans qu’on me verse l’allocation adulte handicapé, mais je n’ai pas le droit d’y toucher, car on me juge irresponsable, poursuit-il. Je n’ai le droit qu’à 70 euros par semaine. Qui peut vivre avec 70 euros par semaine ? Et quand je sollicite un logement, on me dit que la seule solution, c’est l’hôtel social… Mais moi, je veux un appartement normal ! »

Stéphane, quadragénaire au nez amoché, dort de l’autre côté de la rue, sous la même portion d’autoroute que Fred – ils se connaissaient déjà avant de s’y retrouver. Son jeune cousin Steeve, visiblement trop saoul pour parler, grimpe la pente du côté du campement de Fred et s’y écroule. « Il dort avec toi, ce soir, hein ! », lance Stéphane, goguenard, à Fred qui n’a pas l’air d’accord.

« Ils comptent sur nous »

« Ce sont des marginaux, de grands exclus, explique Imane, 30 ans, référente de la maraude sociale ce soir-là. Certains ne veulent pas d’aide, mais on vérifie qu’ils vont bien, qu’ils sont toujours vivants… D’autres ont juste besoin de parler. On ne parviendra sans doute pas à les faire sortir de la rue, mais ils comptent sur nous. »

Marvin, lui, a choisi de vivre avec sa petite amie Mélissa dans le camping-car garé à quelques mètres des tentes des trois sans-abri. « Mon seul souci, c’est de trouver de l’eau et du bois. Et comme ici – à deux pas du parc de La Courneuve – il y a de l’eau et que je trouve du bois à la campagne, je n’ai aucun souci ! », explique, espiègle, ce trentenaire à la barbe soignée, qui perçoit désormais le revenu de solidarité active (RSA).

« Je me suis retrouvé chef d’entreprise à 23 ans, raconte-t-il. Quand ma boîte a fait faillite, j’ai décidé de quitter le système. Il était hors de question que je devienne un esclave. Aujourd’hui, je rencontre plein de gens qui aimeraient faire pareil mais n’osent pas. Pourtant, il suffit de franchir le pas et après, croyez-moi, la vie est beaucoup plus simple ! »

« C’est toujours mieux que rien »

La vie paraît moins simple pour Jean-Claude, la cinquantaine, croisé fin décembre vers 23 heures à Aubervilliers : « En ce moment, je bosse pour une dame qui a le cancer : je fais ses courses, je l’accompagne à ses rendez-vous… Elle est assez spéciale, mais bon, c’est toujours mieux que rien ! » Après avoir, lui aussi, perdu sa femme et son appartement, il dort sur un lit de fortune depuis quelques mois.

« Moi, je veux me barrer mais ces deux-là, on dirait qu’ils veulent rester ici ! », tonne-t-il en fusillant du regard Guy, la quarantaine, emmitouflé dans des couvertures récupérées et Nordine, un peu plus âgé, jean et veste en cuir noir, qui bougonne : « Parle pas avec moi, je t’ai dit ! » Guy et Nordine, eux, vivent ici depuis plusieurs années.

« Oh, il est énervé parce que le SAMU organisait une soirée pour Noël l’autre soir. Je lui avais proposé de venir, il a refusé mais depuis qu’il a vu mon cadeau, il est jaloux ! », s’amuse Jean-Claude, en exhibant fièrement une radio sans pile qu’il recharge avec une manivelle, comme pour narguer son compagnon d’infortune.

« De plus en plus de femmes et d’enfants dehors »

Quelques heures plus tôt, avant d’aller rendre visite aux « habitués », les maraudeurs ont accompagné Boubacar, jeune réfugié ivoirien, retrouvé presque frigorifié la veille à Saint-Denis, au centre d’accueil et de mise à l’abri de Sevran, un gymnase prêté au SIF par le diocèse de Saint-Denis chaque hiver depuis 2014. La préfecture de Seine-Saint-Denis supervise le tout. C’est elle qui attribue aussi aux organisations non gouvernementales leurs secteurs de maraude – par opposition aux maraudes « sauvages » pratiquées par les petites associations.

Saliha, bénévole croisée dans la rue, remarque : « On voit de plus en plus de femmes et d’enfants dehors, surtout depuis un an. Ce n’était presque jamais le cas avant. » Nabil, 37 ans, maraudeur depuis un an et demi, indique que les bénévoles sont surtout des femmes : « Quand il s’agit de parler on est là, les hommes, mais quand faut agir, hein… »

« Je viens juste d’arriver mais je ne sais pas où je suis », confie dans la voiture Boubacar, visiblement exténué. « Je ne sais pas lire… Je compte apprendre… et puis chercher un travail », bredouille-t-il, les yeux dans le vide. Il occupera ce soir-là l’un des trente lits du centre d’accueil, le temps de faire un point sur sa situation.

« Je suis débrouillard »

« On distribue des kits d’hygiène et des kits de protection contre le froid, mais la maraude est avant tout sociale, explique Sihame, 28 ans, qui entame sa quatrième année de maraude. Le Secours catholique organise des maraudes alimentaires, la Croix-Rouge des maraudes médicales… Nous, on se charge de faire le lien entre les SDF et les structures chargées de les encadrer. »

Ce soir-là, c’est Rachid, jeune allocataire du RSA originaire de Lille, qui avait fait l’objet d’un signalement du SAMU social à Saint-Denis. Dès que la voiture arrive à son niveau, au fond d’une petite rue isolée, il lance : « Moi, j’aimerais faire comme vous : rendre service aux gens dans la rue. » Habiba, référente du groupe, l’invite à accepter leur aide, tandis qu’Ilhame et Ludo, les deux autres bénévoles, s’affairent déjà à l’arrière de l’utilitaire.

« Ne vous inquiétez pas pour moi, Madame, je suis débrouillard », répond le jeune trentenaire en passant sa main dans ses cheveux, tout en acceptant de bon cœur les cafés et la soupe que lui offre Ludo. « Ça fait sept ans que je vis dehors. Mais j’aimerais bien devenir bénévole avec vous », insiste-t-il, grelottant, alors que le thermomètre affiche -2°C. Habiba parvient à le convaincre de venir un jour rencontrer une assistante sociale au SIF.

Les maraudes s’achèvent par la distribution des provisions restantes à des familles roms aux portes d’un des nombreux bidonvilles qui jalonnent le parcours. Dans la voiture, Ilhame s’exclame : « Alors cette maraude ? T’as vu, c’est pas comme on l’imagine ! Les sans-abri sont comme nous en fait… sauf que quand ils te racontent leur histoire, tu prends des claques. »

Jean-Yves Bourgain (Reporter citoyen)

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