Et si le succès récent des « fake news », ces articles mensongers qui ont proliféré durant la campagne présidentielle américaine, n’était que la lointaine conséquence des imaginaires politiques sur lesquels Internet s’est bâti ? C’est la thèse qu’a suggérée Benjamin Loveluck, lundi 16 janvier, lors d’un séminaire à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS) intitulé « Post-vérités : utopies et idéologies du numérique ».

Pour l’auteur de Réseaux, libertés et contrôle : Une généalogie politique d’Internet (Armand Collin, 2015), chercheur à Télécom ParisTech et au Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA), « la post-vérité est un symptôme de ce que nous avons vécu en 2016, mais le concept est à déconstruire ». Plutôt qu’une nouveauté, il décide d’y voir le dernier avatar de l’idéologie même d’Internet, celle qu’il baptise « libéralisme informationnel ».

Selon lui, la Toile a accompagné le basculement de l’idéal libéral classique de la liberté d’information vers un nouvel idéal plus radical, celui de la liberté de l’information elle-même. Toute information a le droit de circuler librement sur Internet, indifféremment à son contenu, et l’existence même des « fake-news » en est le produit. Résultat, pour compte d’ouverture et de libre-échange, « les idéologies du numérique peuvent contribuer au renforcement des idéologies ».

Sur Internet, plusieurs structures de circulation de l’information coexistent - et aboutissent parfois à des associations surprenantes. | Capture d'écran

Distribution décentralisée et libre circulation des idées

Le Web s’est développé à partir des années 1960 sur fond d’adhésion aux valeurs libertaires. Historiquement, le libéralisme est d’abord politique, avec la reconnaissance des droits de l’individu, de son autonomie et sa protection face à l’arbitraire du pouvoir ; puis il prend une dimension économique au XVIIIe siècle – c’est la préférence pour le libre-échange et l’autorégulation.

Cette philosophie trouve à s’exprimer dès les débuts d’Internet. Celui-ci naît de la transition d’une distribution de la donnée par commutation de circuits, celle de la téléphonie classique par réseaux centralisés, à une distribution par paquets, en réseau maillé. Ce qui relève d’une révolution technique véhicule également un imaginaire politique, souligne Benjamin Loveluck :

« On imagine ainsi passer d’une structure de pouvoir où l’on tire les ficelles à une structure qui ne serait plus vulnérable à la manipulation. Cette notion de décentralisation est récurrente, elle permettrait de mieux faire circuler l’information et de redistribuer le pouvoir. Mais, arrête-t-il, il y a plusieurs manières de l’interpréter. »

La Toile n’est ainsi pas neutre, mais elle n’est pas non plus homogène. Mouvement composite, le libéralisme a engendré aux Etats-Unis des courants très différents, du constitutionnalisme à l’anarcho-capitalisme. Or ces différentes sensibilités ont nourri des approches concurrentes d’Internet et de la manière dont la circulation de l’information y est organisée.

Plusieurs modes d’organisation concurrents

Tout l’enjeu, pour le chercheur, consiste à relever les différentes interprétations de cette liberté de l’information. Pour certains acteurs, cette dernière est une marchandise, et fluidifier sa circulation, c’est s’inscrire dans un modèle inspiré du libéralisme économique classique. Bill Gates en 1995, dans The Road Ahead, théorise le rôle d’un Etat simple garant de la propriété intellectuelle pour parvenir à un « marché sans frictions ».

De manière plus radicale, le magazine Wired se fait le chantre de ce qui est aujourd’hui surnommé l’idéologie californienne, ou techno-libertarianisme, selon laquelle l’économie-réseau s’adapte d’elle-même, par l’innovation, de manière organique. Les géants du Web comme Facebook, Amazon ou Google en sont les incarnations les plus modernes, et l’information y est organisée sur le modèle de la captation : elle est gratuite, mais l’activité de l’usager suivie, quantifiée, analysée et monétisée par des annonces ciblées.

Les cypherpunks s’inscrivent dans cette même lignée libertarienne, mais d’un point de vue citoyen. Dans les années 1990, ils défendent le droit à la cryptographie pour préserver le secret des communications personnelles et protéger les usagers contre les grandes puissances et les Etats. Julian Assange en est la principale figure. « Pour Wikileaks, il y a une vertu dans la fuite [de documents], non parce que la transparence est bonne par elle-même, mais parce qu’elle permet d’atteindre des idéaux de justice », souligne Benjamin Loveluck.

D’autres prônent également la défense des droits des individus contre le système, comme les premiers hackers universitaires (academic hackers), attachés à la culture de la libre circulation de l’information mais opposés au capitalisme intellectuel dès les années 1980. Ils sont à l’origine du mouvement des logiciels libres, et d’un troisième modèle d’auto-régulation sur Internet identifié par le chercheur. C’est celui des sites participatifs fonctionnant sur le modèle de Wikipedia, ou des communautés libristes comme Linux, pour qui l’échange démocratique et l’égalité est le fondement communautaire. La hiérarchisation de l’information n’y obéit pas à des algorithmes de captation et de ciblage, ni à des logiques de distribution anonymisée, mais à une structure collaborative à la fois procédurale et réflexive. A l’image de l’encyclopédie fondée par Jimmy Wales : chaque page Wikipedia répond à la fois à des règles auto-institués, et suit une logique de corrections, de discussions et de votes dont les volets historique et discussion gardent la trace.

Ainsi, au royaume du libéralisme informationnel, différents régimes de circulation de l’information cohabitent. « Internet est une sphère composite avec différentes entrées possibles. Il y a en théorie des mécanismes qui assurent que l’on arrive sur une information triée (Google), sur des documents authentifiés (Wikileaks) ou une information structurée (Wikipedia). C’est ainsi que s’est constitué le libre marché des idées, mais ce système peut très facilement dérailler », constate le chercheur.

Quand la libre circulation de l’information déraille

Au milieu de ces trois grands modes d’organisation de la circulation de l’information sur Internet – duquel sont étrangement exclus les forums à la 4chan et Reddit –, comment une « fake-news » parvient-elle à survivre, alors même que devait advenir, selon les intellectuels des années 1990 et 2000, une noosphère, « la sphère de l’intelligence collective » ?

« Le régime de vérité est directement lié à la manière dont l’information est produite et circule, souligne Benjamin Loveluck. Une preuve n’existe pas en elle-même mais uniquement dans le contexte social et institutionnel qui lui donne cette qualité et la rend digne de confiance. » Et de mentionner le chercheur en études visuelles Nicholas Mirzoeff, qui souligne qu’une vidéo de scène d’arrestation aux Etats-Unis peut être lue par certains comme une preuve des violences arbitraires dont les Afro-Américains sont victimes, alors qu’elle sera exploitée par d’autres comme l’illustration des comportements dangereux auxquels les policiers doivent faire face. Ce qui donne sa clé de lecture à la vidéo, ce n’est pas tant ce qu’elle montre que le prisme idéologique à travers lequel elle est perçue, ainsi que la manière par laquelle on y accède.

Benjamin Loveluck prend l’exemple du « pizzagate », cette théorie conspirationniste inventée à partir d’une analyse orientée des e-mails piratés du directeur de campagne de Hillary Clinton, John Podesta, que Wikileaks a publiés dans les semaines précédant l’élection présidentielle américaine. Selon celle-ci, John Podesta appartiendrait à un cercle pédophile se réunissant régulièrement au sous-sol d’une pizzeria de Washington. Or l’articulation concurrente des trois modes principaux d’organisation d’Internet ne permet pas de décrédibiliser cette information, constate le chercheur. Une simple recherche Google sur les e-mails de Podesta renvoie en effet en un clic vers le « pizzagate », et une requête sur ce dernier renvoie, sur la même page Google, vers un article de Wikipedia déconstruisant cette théorie du complot et un article conspirationniste le prenant pour acquis.

« C’est le moment où le libre marché des idées déraille. En dépit de l’article de Wikipedia, et d’une analyse des ramifications du complot par le “New York Times”, Google permet d’accéder très facilement aux théories conspirationnistes. »

Une recherche sur Google peut amener vers un article réfléchi et structuré sur Wikipedia comme sur un site conspirationniste de « clickbait ». | Capture d'écran

Wikipedia face à la crise de la confiance

Il y a donc concurrence des informations, et surtout, une hiérarchisation invisible. Benjamin Loveluck épingle le rôle de Google et de son moteur de recherche. « Derrière une apparence neutre, il y a un aspect normatif profond ». Ainsi, la promesse latente de Google de délivrer une information triée achoppe sur des articles qui se jouent du système, basé sur une mesure de l’autorité fonction du nombre de liens extérieurs, de la pertinence et d’une forme de personnalisation, à la recherche de revenus publicitaires. Il en va de même sur Facebook, YouTube ou Reddit, qu’il est devenu facile de tromper en produisant des contenus accrocheurs (clickbait) relayés par de faux comptes :

« Ces dispositifs sont des pièges pour l’attention car ils vont attirer l’attraction pour les contenus faciles, divertissants, excitants ou choquants. Ils sont donc vulnérables à la manipulation », souligne-t-il. L’effet est particulièrement fort sur les réseaux sociaux, notamment Facebook. « On a réactivé une problématique assez ancienne pointée par le juriste Cass Sunstein qui est la balkanisation de l’espace public : à force de moduler les services à partir des préférences, on enferme les utilisateurs et on les coupe d’une partie de la réalité. Cela augmente la conflictualité entre les communautés. »

Un site trouve toutefois grâce aux yeux du chercheur, Wikipedia et sa construction à la fois discutée et transparente, qui permet à n’importe quel internaute de se figurer des éventuels débats derrière chaque article. Rien toutefois qui suffise à enrayer l’explosion des « fake-news », et surtout ce dont elles sont le nom. « La post-vérité, insiste Benjamin Loveluck, est le symptôme plus large d’une crise de la science, du journalisme, et du politique. »