Jean-Louis Christen, maraîcher bio dans les hortillonnages d'Amiens, occupe un lopin de terre avec une vue imprenable sur les barres d’immeubles d’Amiens. | Antonin Sabot / Le Monde.fr

Sur son lopin de terre avec vue imprenable sur les barres d’immeubles un voile protège les légumes bio de Jean-Louis Christen. Pas vraiment de la vague de froid – « ils survivront » – mais des prédateurs des villes. Surtout les choux-fleurs, pêchés mignons des pigeons.

L’histoire raconte qu’à Amiens, la cathédrale fut construite sur un champ cédé par les maraîchers. « Il paraît même que c’était des artichauts », précise, amusé, M. Christen. Huit siècles plus tard, les hortillonnages – ces jardins flottants sur les anciens marécages de la cité picarde – font toujours partie du paysage, mais ont été grignotés par l’urbanisation.

A l’extrême aval, l’« hortillon de lune » de M. Christen s’étale sur deux hectares et demi, gorgés d’eau grâce aux étroits canaux qui font le charme – et toute la difficulté – de cette agriculture. Pas de place pour les gros engins, ici c’est Sam, l’âne, qui tire la houe. Pour lutter contre les altises qui s’attaquent à ses choux kale, le cultivateur a également son petit secret. Un outil imaginé avec des étudiants de la fac de sciences : « Vous prenez un balai, un fauteuil roulant, de la colle non toxique, et le tour est joué. »

Le grabuge interne aux partis le fatigue

Depuis plus de trente ans, le bio est une démarche militante pour le maraîcher. Comme son pull en laine coloré aux plantes locales. Comme le fut, plus jeune, son choix de se faire objecteur de conscience pour éviter le service militaire. Ou encore son bulletin écolo, à chaque scrutin pendant des années. « Maintenant c’est plus difficile. » Le grabuge interne aux partis le fatigue : « Plus ils sont en campagne, moins ils prennent de décision, et maintenant, ils sont en campagne tout le temps ! »

Depuis plus de 30 ans, le bio est une démarche militante pour Jean-Louis Christen. | Antonin Sabot / Le Monde.fr

A 60 ans, Jean-Louis Christen n’est pas lassé de la politique pour autant. Sa moustache, la même que José Bové, frise d’espoir lorsqu’il voit éclore les mouvements citoyens, « un peu partout en Europe ». Il n’est pas non plus contre l’idée de tirer le président au sort, comme dans l’Antiquité. Cette histoire « pas si bête », il l’a entendue sur les ondes de France-Culture, dans sa fourgonnette. Depuis, elle lui trotte dans la tête. « Cela permettrait d’éviter les fausses promesses », et d’enrayer cette compétition électorale qu’il juge « tellement stérile », tout en croquant une feuille de chou pe-tsaï.

Dans la chambre froide, une autre variété remplit des dizaines de bocaux. Il y a quelques années, il allait jusqu’à Paris vendre son chou de choucroute au marché bio de Raspail, dans le 6arrondissement. Mais depuis qu’il propose des paniers et un marché chaque vendredi sur sa propre exploitation, la production ne suit pas. Plutôt que d’agrandir son champ, il a préféré diminuer les points de vente. « J’ai raccourci le circuit ! » Jean-Louis Christen s’amuse des termes à la mode, lui qui est désormais « tendance ». Ou serait-ce la tendance qui s’est rapprochée de lui, car il y a bien un avantage à cultiver en ville : les populations urbaines, de plus en plus sensibles à ce qui remplit leurs assiettes, viennent directement à lui.

A peine le smic à la fin du mois

Se déplacer est d’ailleurs plus simple que d’essayer de le joindre, son téléphone portable trônant souvent sur le siège de sa camionnette. Un oubli ? « Ah non, ça m’énerve juste de l’entendre tout le temps. » Et de raconter la surprise d’une cliente, un après-midi, de ne pas avoir reçu de réponse à un courriel : « Elle l’avait envoyé le matin même ! »

Dans la serre de Jean-Louis Christen, des pousses de salade attendent que passe la vague de froid. | Antonin Sabot / Le Monde.fr

Lui vit au rythme de ses cultures, pendant sept années encore. A 67 ans, il aura « droit » à une retraite de 670 euros par mois. « On se demande tout de même où sont passées nos cotisations. » Aujourd’hui, il atteint difficilement le smic à la fin du mois, soit moins de 1 150 euros, mais pas question de se plaindre. Il se sent même privilégié par rapport à ses trois employés, en listant « les avantages » du patron : des légumes dans la casserole à la fourgonnette avec laquelle, il le « confesse », il va également chercher sa fille à l’école.

Ses mains agrippent les poireaux qui se détachent du sol gelé. En ce moment, l’eau est si froide qu’il ne les rince pas avant le marché. « Les gens sont compréhensifs, ils disent qu’on ne fait pas un métier facile. Du coup, parfois, on en rajoute un peu », plaisante-t-il.

Mais le plus pénible n’est pas le plus visible. La seule évocation de « la paperasse » qui l’attend lui fait perdre son air bienveillant. « Tous les gouvernements disent qu’ils vont alléger la charge administrative, et c’est de pire en pire », lâche-t-il, anecdote à l’appui : une année, il a eu « l’audace » de prendre un apprenti. « Ça a été toute une histoire ! » Une journée de coups de fil, à se faire renvoyer de l’école de l’élève à la Mutualité sociale agricole en passant par l’inspection du travail, pour enfin comprendre comment établir sa fiche de paye. « Le froid, on s’en remet. L’administratif, ça se colle partout, t’arrêtes jamais d’y penser. »

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