Au gré des villages rencontrés au bord des pistes défoncées qui serpentent au travers des monts Nuba, pas un seul marché n’est ouvert. Les étals sont désespérément vides. Aujourd’hui, à Tongoli, il n’y a rien, hormis quelques tomates et du sel. Alors les gens marchent. Longtemps. Souvent jusqu’à une petite ville, où il est possible de trouver « les condiments et un peu de légumes », explique Saïma Mahamat, 64 ans. Cette vieille femme la peau tannée par le soleil, le visage recouvert d’un délicat foulard rose, a marché quatre jours pour arriver à Al-Hadra. Le village des contrebandiers.

En mars 2016, l’armée soudanaise a lancé une vaste offensive sur les positions des rebelles du Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (SPLA-N). De l’infanterie, appuyée par des blindés et par l’aviation, tant redoutée par les habitants des monts Nuba. « Al-Azrak, Mardrès… ces deux villes sont tombées, juste avant le début de la saison des pluies », raconte le général Izzat Kuku Angelo, qui commande l’ensemble des rebelles de la zone. Environ un tiers de la population de la région (qui compte 1,4 million de personnes) a été déplacé ou vit dans des conditions précaires. Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR), plus de 100 000 personnes ont aussi fui vers la ville de Yida, au Soudan du Sud voisin, lui-même ravagé par un conflit interethnique.

La ligne de front, à trente minutes

« Regarde les montagnes là-bas », interpelle un jeune homme qui boit un thé dans une petite cahutte de paille. « C’est la ligne de front. Trente minutes de voiture, et on y est ». Les autorités de Khartoum, qui se battent depuis 2011 pour reprendre le contrôle sur la zone pétrolifère du Kordofan du Sud, s’essaient désormais à une vieille stratégie, déjà expérimentée dans les années 1990, au plus fort des offensives menées au nom du djihad (guerre sainte) contre la rébellion sudiste à laquelle participaient les monts Nuba : un blocus commercial de la région. Les prix ont flambé depuis quelques semaines, car l’armée soudanaise abat « quiconque tente d’importer illégalement des marchandises depuis le Soudan » jusqu’à Al-Hadra, affirme un homme sous couvert d’anonymat qui renchérit : « Ils veulent nous asphyxier ici. Nous forcer à partir ».

La région du Kordofan du Sud, au Soudan.

Du fait de ce blocus, le bénéfice des commerçants est devenu bien faible. Auparavant, « les contrebandiers venaient très tôt tous les matins nous vendre leurs marchandises. Maintenant, c’est moins régulier, c’est la bagarre pour avoir les produits ». Impossible, malgré nos demandes répétées, de rencontrer un de ceux qui brisent régulièrement le blocus de l’armée pour venir jusqu’ici. Ils sont « discrets » et « prudents », explique Aboubacar. Et pourtant, les étals de ce marché sont les plus prolifiques de tous les monts Nuba. « Chaussures, vêtements, gasoil, radio portable, tout ce que tu veux, je peux l’avoir », clame Aboubacar Anikou.

Pas de régulation des prix sur ce marché où la rareté du produit lui confère sa valeur. En ce moment, le plus recherché n’est pas le gasoil mais le savon. « Il n’y en a plus du tout, ça dure depuis des semaines ». Le prix a triplé, passant de 5 à 15 livres soudanaises (soit 2,15 euros).

Plusieurs dizaines de combattants font aussi leur marché au milieu des civils. Kalachnikov dans le dos, l’un d’entre eux cherche de nouvelles chaussures pour retourner au front. Car le marché d’Al-Hadra est devenu peu à peu une base arrière pour les rebelles du SPLA-N, à mesure que les combats se sont rapprochés. Les combattants viennent ici se reposer, manger. Avant de repartir au front. « Autant d’éléments qui poussent Khartoum à asphyxier le marché », analyse Hassan Saïd Koumi, observateur des droits de l’homme basé dans les monts Nuba.

Saïd Koumi documente les violations des droits de l’homme et « l’asphyxie », en fait partie. « On a remarqué que les bombardements aériens étaient plus intenses au moment de la période des semis, explique-t-il. Ils viennent pour bombarder les champs. Ensuite, c’est fichu pour une saison entière. » Voire plus, car les bombes, pour certaines non explosées ou à sous-munitions, polluent durablement la zone. Les rares structures qui viennent en aide à la population s’attendent à une crise alimentaire majeure cette année. En cause, une multitude de facteurs : les mauvaises pluies, les bombardements systématiques des zones agricoles, couplés à l’inflation des prix due à la guerre au Soudan du Sud. Et, bien, sûr le blocus imposé par Khartoum.

Dans les monts Nuba : le sommaire

Notre reporter Anthony Fouchard, basé à Bamako, s’est rendu au Kordofan du Sud, au Soudan. Alors que les combats ont repris entre l’armée soudanaise et les rebelles du SPLA-N, les habitants vivent au rythme des bombardements. Ceux-ci font, tous les jours, de nouvelles victimes, dans ce conflit oublié par le reste du monde. En trois épisodes, plongée dans l’enfer des monts Nuba.

Prochain épisode : Le docteur Tom, le médecin des monts Nubas