Manifestation contre l’écotaxe près de Brest, le 15 février 2014. | GAEL CLOAREC / AFP

C’est sur l’histoire d’un triple fiasco, politique, économique et environnemental, que revient la Cour des comptes en se penchant, dans son rapport annuel rendu public mercredi 8 février, sur l’écotaxe poids lourds – un « projet ambitieux » qui s’est soldé par un « échec stratégique » et un « abandon coûteux ».

Imaginée lors du Grenelle de l’environnement en 2008, et votée à la quasi-unanimité par les parlementaires en 2009, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, l’écotaxe visait, en mettant en œuvre le principe du pollueur-payeur, à inciter au report du fret routier vers les transports ferroviaires et fluviaux, tout en assurant une meilleure couverture des coûts d’usage du réseau routier hexagonal par les transports de marchandises.

Elle devait s’appliquer aux quelque 800 000 poids lourds (550 000 français et 250 000 étrangers) circulant sur 15 000 km de routes nationales et secondaires, hors autoroutes concédées à péage. La mise en place de ce dispositif avait été confiée, en octobre 2011, au consortium franco-italien Ecomouv’, dans le cadre d’un partenariat public-privé, pour un début de collecte en juillet 2013.

La fronde des « bonnets rouges »

Mais, après l’avoir dans un premier temps reportée au 1er janvier 2014, le premier ministre de l’époque, Jean-Marc Ayrault, annonçait, le 29 octobre 2013, la « suspension » de cette taxe. Cela sous la pression de violentes manifestations des « bonnets rouges » bretons, qui craignaient que cette mesure pénalise une filière agroalimentaire déjà en plein marasme.

Un aménagement était alors envisagé pour exonérer le commerce et le transport de proximité. La fronde persistant, la ministre de l’écologie, Ségolène Royal, elle-même hostile à « l’écologie punitive », décidait, le 9 octobre 2014, de la « suspension sine die » du dispositif. Le 30 octobre, le contrat entre l’Etat et Ecomouv’ était résilié. Le 17 novembre 2016, les députés supprimaient définitivement l’écotaxe, en la faisant disparaître de la loi de finances de 2017.

La Cour des comptes rappelle que la taxe sur les poids lourds procédait d’une « ambition forte de politique des transports ». Son abandon « constitue un échec de politique publique dont les conséquences sont probablement très durables ». Et d’enfoncer le clou : « Coûteux pour les finances publiques et dommageable pour la cohérence de la politique des transports et son financement, l’abandon de l’écotaxe constitue un gâchis. »

Près de 10 milliards d’euros de recettes en moins

La facture est lourde. La taxe mort-née aurait dû rapporter, de 2014 à 2024, 9,83 milliards d’euros nets. Sur cette somme, 8,07 milliards auraient dû rentrer dans les caisses de l’Etat, dont 7,56 milliards de recettes au profit de l’Agence de financement des infrastructures de transports de France, et 510 millions de TVA versés au budget général. Le reste, soit 1,77 milliard d’euros, serait allé aux collectivités départementales.

Au lieu de quoi, l’Etat doit, pour avoir résilié son contrat, indemniser Ecomouv’ et ses partenaires à hauteur de 958 millions d’euros, dont 518 millions ont été payés en 2015, le solde de 440 millions d’euros s’échelonnant entre 2016 et 2024. Ce n’est pas tout : les rapporteurs notent que pour piloter le contrat de partenariat, suivre son exécution et mettre en œuvre la collecte de l’écotaxe, « les administrations concernées ont engagé des dépenses estimées à 70 millions d’euros, qui s’avèrent rétrospectivement inutiles ».

S’y ajoute la perte de 53 millions d’euros de recettes par an, du fait de la baisse du tarif de la taxe à l’essieu décidée en 2009 dans l’espoir de favoriser l’acceptation de l’écotaxe par les transporteurs. Et les risques de contentieux de la part de sociétés de télépéage sont estimés à 270 millions d’euros.

Aux dépens des automobilistes

Certes, pour pallier le manque à gagner, le gouvernement a relevé la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) appliquée au gazole – de 2 centimes par litre, avec une majoration spécifique de 4 centimes par litre pour le carburant du transport routier de marchandises. Cette mesure fait plus que compenser la perte de recettes liée à l’abandon de l’écotaxe poids lourds, puisqu’elle devrait rapporter, de 2015 à 2024, près de 1,5 milliard d’euros de plus que l’aurait fait l’écotaxe.

Mais les rapporteurs soulignent que les collectivités territoriales n’en profitent pas. Et surtout que ce transfert de fiscalité se fait « aux dépens des automobilistes et au bénéfice des poids lourds étrangers qui se ravitaillent peu en France ».

Infographie Cour des comptes/Ask Media | Cour des comptes

Au-delà de la gabegie, la Cour déplore une « occasion manquée de mettre en place un instrument pertinent de politique des transports ». Elle juge aussi qu’il s’agit d’un « échec affectant la politique européenne des transports ». Avec ce renoncement, écrit-elle, « la France prend du retard dans la mise en œuvre de la politique européenne de la tarification routière ». Et ce quand sept de nos voisins – dans l’ordre chronologique : Suisse, Autriche, Allemagne, République tchèque, Slovaquie, Pologne et Belgique – ont mis en place avec succès, depuis plus de dix ans pour certains, des systèmes de tarification similaires.

Dans sa réponse aux observations de la juridiction financière, le premier ministre fait valoir que « les gouvernements chargés de mettre en œuvre l’écotaxe ont agi avec pragmatisme, en tenant compte de l’ensemble des aspects du projet ». Il considère que « l’abandon de l’écotaxe a conduit à un bilan financier qui n’est pas si défavorable pour les finances publiques » – grâce à la hausse de la fiscalité sur le gazole, mais aussi avec l’économie sur les frais de gestion du dispositif, évalués à 220 millions d’euros par an.