Le suicide à Venise de Pateh Sabally continue de provoquer l’indignation, en Europe et en Afrique

Le 21 janvier 2017, Pateh Sabally se noyait dans les eaux du Grand Canal de Venise. Son suicide a été observé par des dizaines de personnes, dont la réaction, au lieu de lui porter secours, a été de prendre des photos et des vidéos du drame, de se moquer du sort du malheureux qui se noyait sous leurs yeux – voire de l’accabler d’insultes racistes. Le Monde Afrique donne la parole à un photographe italien, Nicola Lo Calzo, très investi sur les sujets de migrants, et à notre chroniqueur à Dakar, Hamidou Anne, pour deux regards qui se répondent sur ce drame.

Le « migrant », le « refugié », ou « l’Africain » avait un prénom, Pateh, et un nom de famille, Sabally. C’est-à-dire une généalogie. Il était né en Gambie, et il est mort en Italie, le 21 janvier dernier, dans les eaux glacées du Grand Canal de Venise.

Il n’est pas mort seul. Il est mort sous les yeux de dizaines de touristes, des étrangers et des Italiens à qui a été offert ce dernier spectacle chargé d’émotions, avant l’issue de leur voyage organisé.

La mort de Pateh est à lui ; elle lui appartient définitivement, autant que les motivations symboliques et politiques derrière sa volonté de se suicider. Mais elle est également notre propre mort, nous interroge sur ce que nous devenons. La perte tragique de ce jeune homme annonce en filigrane la dérive xénophobe et raciste du peuple italicus. Ni le paternalisme complaisant, ni la bonne conscience ne peuvent désormais sauver Pateh du triomphe du cynisme et de l’individualisme consumériste.

Stephano, jeune bushinengué sur les berges du fleuve Maroni, Village de Belicampo, Guyane 2014. | Nicola Lo Calzo / L'agence à Paris

Dans l’indifférence sidérante de certains spectateurs et parmi les insultes et les cris amusés des autres, ces eaux ont ôté la vie jeune et précieuse de Pateh. Mais en réagissant ainsi, ils ont fait resurgir un monstre de notre société que nous continuons à ne pas vouloir ni voir, ni combattre : le racisme.

Le mythe républicain des Italiens « brava gente » [braves gens] semble bien plus puissant aux yeux de l’opinion italienne que l’amer constat de cet homicide par non-assistance ou indifférence, sans même évoquer l’ignominie des cris et plaisanteries racistes qui ont accompagné la noyade de Pateh Sabally. A la question posée « Si il avait été Italien aurait-il été sauvé ? », la réponse ne fait guère de doute, hélas.

La vérité est qu’en Italie la vie d’un noir - et d’autant plus s’il est migrant - n’a pas beaucoup de valeur, sinon une valeur marchande. Il ne vaut rien pour l’Italien moyen, trop occupé par la jouissance des sites touristiques de la lagune pour s’intéresser à l’histoire coloniale de son pays, à l’esclavage italien des Africains, au racisme idéologique sur lequel repose ses propres certitudes et enfin à la vie d’un noir en train de mourir sous ses yeux.

Le noir n’a pas de valeur pour certains médias italiens, publics et privés, dans d’autres occasions avides des faits divers. Il a été décidé, semble-t-il, à la quasi unanimité, de ne pas informer sur ce crime à motivation raciale, préférant dissimuler l’affaire et s’occuper d’autres victimes « plus importantes ». Cet événement aurait pu être l’occasion de dénoncer le racisme italien. Mais non. Le débat a eu lieu hors de la péninsule. Et même les nombreux articles étrangers n’ont pas suffi à mobiliser l’opinion publique italienne autour du drame dérangeant du jeune Gambien.

La peur de le transformer en martyr noir du racisme made in Italy est peut-être plus important que la liberté de la presse et de l’information dans le Bel Paese [beau pays]. Être un homme italien, blanc, catholique, hétérosexuel sont en effet les conditions sine qua non pour être consacré en héros par l’opinion publique et par les médias italiens.

L’histoire de Pateh me fait amèrement penser à l’histoire d’un autre migrant, Saint Benoît le Maure, né à Messine d’esclaves africains au 16e siècle. À sa mort, le culte du saint noir sicilien avait déjà traversé les océans, pour devenir une icône planétaire, le protecteur des afro-descendants.

A la chimère du « migrant », du « réfugié », de « l’Africain », termes que nous nous obstinons aujourd’hui à utiliser pour déshumaniser des hommes et des femmes qui ont une vie bien au-delà de nos fantasmes, les Siciliens de l’époque opposèrent l’humanitas [l’humanité] de Benoit, en voyant en lui un héros, un surhomme, et n’hésitèrent pas à le désigner Saint patron de Palerme.

Un jour peut-être, nous, les Italiens de la Deuxième République, retrouveront cette humanitas naufragée à Venise. Mais pour ce faire, nous devons d’abord admettre que le racisme fait partie de l’histoire nationale italienne. Il est présent et il tue.

Nicola Lo Calzo, photographe