Pour expliquer que l’Afrique reste le continent le moins industrialisé de la planète, les experts avancent souvent un manque d’électricité, des infrastructures défaillantes et une difficulté d’accès aux capitaux. En République démocratique du Congo (RDC), s’ajoute à cela une corruption à grande échelle.

Pourtant, l’industrialisation du plus grand pays d’Afrique francophone constitue une priorité, une urgence même tant la situation économique, aggravée par la volatilité des cours des matières premières, se dégrade sur fond de crise politique.

D’autant que quatre à neuf millions d’emplois stables pourraient être créés en Afrique grâce à l’industrialisation d’ici à 2025, selon McKinsey. Un bon en avant industriel pour le continent, qui n’a contribué en 2013 qu’à 2 % de la production mondiale et un horizon de développement pour la population. Mais les politiciens congolais pourraient tenir leur pays à l’écart de cette tendance.

A Kinshasa, la capitale, une institution discrète tente de relever le défi. Le Fonds pour la promotion de l’industrie (FPI), créé en 1989, a traversé deux guerres avant de devenir vingt ans plus tard un établissement public et commercial. Certes, le site Internet est en dérangement et peu de communiqués sont diffusés par ce fonds stratégique alimenté par la collecte de la taxe pour la promotion de l’industrie ou encore l’impôt sur les importations, quelques-uns des innombrables prélèvements qui font rugir de colère tout entrepreneur.

Le FPI n’en a cure, a collecté plus de 393 millions de dollars entre 1989 et 2012 et continue de bénéficier de dizaines de millions de dollars chaque année. De quoi pouvoir mener à bien sa mission de soutenir et accompagner un essor industriel tant attendu dans ce pays qui importe tout ou presque et n’exporte rien d’autre que des ressources naturelles.

« En clair, il y a détournement de fonds »

Sauf que le FPI s’est mué en une incroyable machine à détournement de fonds public, selon Fidèle Likinda Bolom’Elenge. Ce député du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD, au pouvoir) a osé à dénoncer publiquement les manigances prévaricatrices de cette institution en pleine Assemblée nationale, en décembre 2014.

Ce partisan du chef de l’Etat Joseph Kabila pointe avec force détails la responsabilité de l’administrateur directeur général du FPI qu’il accuse d’avoir perçu des rétrocommissions et détourné 140 millions de dollars entre 2008 et 2014. De quoi déclencher l’ouverture d’une enquête parlementaire en janvier 2015 qui rendra ses conclusions dix mois plus tard au président de l’Assemblée nationale. Le destin industriel de la RDC est en jeu.

« Nous avons voulu épuiser la voie parlementaire pour régler le problème », dit Germain Kambinga, alors ministre de l’industrie, qui dispose de la tutelle sur le FPI. Le rapport d’enquête a longtemps été tenu au secret. Il a été débattu à huis clos en juin 2016 devant l’Assemblée nationale présidée par Aubin Minaku, un proche de Joseph Kabila, à qui l’on prête une ambition de lui succéder.

Pour tenter d’étouffer le scandale, M. Minaku a chargé un comité d’évaluation et de suivi de s’occuper du recouvrement des créances, d’éventuelles poursuites judiciaires contre les souscripteurs insolvables, comme le préconise le rapport.

C’est un document de 66 pages que Le Monde Afrique a pu consulter. Une enquête rigoureuse qui met à mal l’ambition industrielle du pays et révèle, preuves à l’appui, les pratiques corruptives de la classe politique.

Les députés devenus limiers sont parvenus à confirmer les détournements au prix de descentes à l’improviste dans les locaux du FPI et de visites des projets industriels qui ont bénéficié d’un appui à Kinshasa et à Lubumbashi, la capitale de la province minière du Haut-Katanga. Respectivement 70 et 78 % des projets n’y ont pas été réalisés. « Et les fonds perçus ne sont pas remboursés par les promoteurs ; le financement de ces projets n’a pas tenu compte des études de rentabilité et de la capacité financière des promoteurs ; les efforts de recouvrement ne sont pas perceptibles », peut-on lire dans le rapport. Les enquêteurs concluent sans ambages : « En clair, il y a détournement de fonds par les promoteurs des projets et laxisme du chef du FPI ».

Des fonds confisqués par des politiques

Selon le rapport d’enquête parlementaire, les pertes ou plutôt les détournements s’élèvent à 138 838 100, 98 millions de dollars. Parmi les bénéficiaires se trouvent nombre de députés et sénateurs congolais – parmi les mieux payés de la planète. Des gouverneurs, des ministres en exercice… Il y a aussi d’anciens membres du gouvernement et leurs proches.

Il en va ainsi de Tryphon Kin Kye Mulumba, ministre des relations avec le Parlement de 2014 à 2016, qui s’est vu octroyer un prêt de 450 000 dollars pour équiper et pérenniser l’imprimerie de son groupe de presse. Sauf que cette somme n’a pas servi à contribuer à l’industrialisation du pays. Le ministre a plutôt remboursé un précédent crédit contracté auprès d’une banque plus à cheval sur les traites.

Son collègue, l’ancien gouverneur du Katanga (de 2001 à 2004) devenu ministre de la défense puis des hydrocarbures, Aimé Ngoy Mukena Lusa Diese, s’est vu verser 300 000 dollars. A côté de la politique, ce n’est pas l’industrie qui passionne ce professeur de philosophie à l’université de Lubumbashi qui a pourtant présenté un projet d’achat de minoterie et de camions pour sa société agricole. Sauf qu’il a investi le prêt du FPI dans la construction d’un immeuble sur une parcelle qu’il détient pour le mettre en location.

Plus au nord, dans la province du Haut-Lomami, le gouverneur Célestin Mbuyu Kabango a bénéficié de 931 528 dollars de la part du FPI pour la modernisation de sa savonnerie. Interrogé par la commission d’enquête, il a louvoyé puis a assuré que ses machines ont bel et bien été achetées mais qu’elles seraient bloquées par les douanes en Turquie. Aucune des traites de son prêt n’a été honorée.

Une liste à rallonge où affleure l’épouse d’un ministre régalien, des proches de l’ancien ministre de l’intérieur Evariste Boshab, le vice-président de la Commission électorale indépendante en charge de l’organisation des élections ou des intimes de l’administrateur délégué général lui-même Constantin Mbengele.

Coups de feu et tentatives de recouvrer les fonds

Devant la commission d’enquête, ce dernier a indiqué son peu d’emprise sur les hommes politiques. « S’ils ne réalisent pas les projets, ne remboursent pas les prêts ou ne justifient pas les subventions reçues, le FPI se trouve limité dans ces cas par l’environnement politique. Dans l’exercice des activités du FPI, il y a des décisions prises par le gouvernement que le FPI ne peut qu’exécuter », s’est-il défendu.

Au siège du FPI, quelques scènes surréalistes ont émaillé l’été 2016. En juin, le responsable de ce fonds corrompu s’est enfermé pendant trois heures pour éviter que les militaires du conseiller spécial du président Kabila pour la bonne gouvernance, contre la corruption et le blanchiment des capitaux, Luzolo Bambi, ne l’arrêtent. Fin août, son escorte n’a pas hésité à ouvrir le feu sur ces mêmes militaires venus l’interpeller. Depuis, Constantin Mbengele a été démis de ses fonctions, sans pour l’heure être officiellement poursuivi, ce qui renforce encore un peu plus le sentiment d’impunité.

Et un projet de loi a été déposé en décembre 2016 à l’Assemblée nationale, pour que le FPI bénéficie du privilège du Trésor, « soit la possibilité de saisir des biens et des comptes en banque », précise l’ex-ministre de l’industrie Germain Kambinga. Le texte doit encore être ratifié par le Parlement, dont la prochaine session est suspendue aux interminables négociations entre la majorité et l’opposition sur le partage du pouvoir et l’organisation de nouvelles élections. Un « glissement » qui ne paralyse pas seulement la vie politique.

Depuis la fin de la commission d’enquête parlementaire, les impayés ont gonflé. Ce sont 260 millions de dollars qui manquent aux caisses du FPI. Une manne largement dispersée par les élus, au détriment d’une industrialisation de la RDC qui n’a pas encore démarré.