Donald Trump signant le décret interdisant le financement d’ONG internationales soutenant l’avortement, le 23 janvier 2017. | SAUL LOEB / AFP

La « global gag rule » (règle du bâillon mondial) rétablie par le président américain Donald Trump, supprimant l’aide des Etats-Unis à toute ONG soutenant l’avortement dans le monde, pourrait toucher des millions de femmes et de jeunes filles, mettant en danger leur vie et celles de leurs enfants, ont mis en garde le couple de milliardaires philanthropes Bill et Melinda Gates, dans une interview donnée au Guardian (partenaire, avec Le Monde, du réseau Europa) mardi 14 février.

Ce changement de politique va, selon eux, sans doute porter un coup fatal aux financements américains des programmes de santé reproductive des femmes et de planification familiale dans les pays en développement. Les Etats-Unis assurent la plus grande part de cette aide. Ces coupes pourraient, selon Bill Gates, « créer un vide que même une Fondation comme la nôtre serait incapable de combler ».

Le couple s’est exprimé à l’occasion de la publication de la lettre annuelle de la Fondation Bill & Melinda Gates, adressée cette année à Warren Buffett, l’homme d’affaires qui a fait don il y a dix ans d’une part importante de sa fortune à la Fondation [partenaire du Monde Afrique]. Celle-ci a pour objectif central de sauver des vies, en particulier celles des enfants, par l’amélioration de la santé dans le monde en développement. Pour atteindre cet objectif, donner les moyens aux femmes et aux filles de se prendre en charge est primordial, selon Bill et Melinda Gates.

Le président Donald Trump a signé un décret visant à rétablir la « global gag rule », dès le premier jour de sa prise de fonctions. Depuis Ronald Reagan en 1984, les présidents républicains ont chaque fois rétabli cette règle, que les présidents démocrates ont systématiquement suspendue. Cette règle interdit le financement par le gouvernement fédéral américain d’organisations internationales qui « pratiquent ou soutiennent activement l’avortement, le considérant comme une méthode de planning familial ».

Toutes les organisations concernées

Mais le décret du président Trump va plus loin, s’appliquant à toute organisation, pas uniquement celles impliquées dans le planning familial. Cet élargissement était une surprise, selon Melinda Gates.

« Nous sommes inquiets que ce glissement puisse toucher des millions de femmes et de jeunes filles dans le monde », a-t-elle déclaré au Guardian. « Il est probable que cela ait un impact négatif sur de nombreux programmes de prévention qui fournissent des traitements vitaux aux personnes qui en ont le plus besoin. Notamment les programmes de prévention et de traitement du sida, de la tuberculose, du paludisme, et de santé maternelle et infantile dans le monde.

Permettre aux femmes de planifier et d’espacer leurs grossesses, leur permettre d’accéder à des programmes de prévention et de traitement des maladies infectieuses, tout cela est vital. Cela sauve des vies de mères, cela sauve des vies de bébés, et cela bénéficie depuis longtemps du soutien des Etats-Unis. »

Impossible de combler le manque de financement

Bill Gates assure que leur Fondation ne sera pas capable de combler le manque de financement potentiel. « Les Etats-Unis sont les premiers donateurs dans le secteur dans lequel nous travaillons. L’aide de l’Etat ne peut être remplacée par la philanthropie. Quand des Etats se désengagent de secteurs comme celui-ci, cela ne peut pas être compensé, il n’y a pas de véritable alternative. L’élargissement de cette politique, en fonction de la façon dont elle sera mise en œuvre, pourrait créer un vide que même une Fondation comme la nôtre serait incapable de combler. »

La lettre de la Fondation à M. Buffett dresse un bilan des progrès accomplis en dix ans, depuis 2006, lorsque ce dernier s’est engagé à verser chaque année 10 millions d’actions de son fonds d’investissement Berkshire Hathaway, ce qui représentait à l’époque 31 milliards de dollars (29,2 milliards d’euros). Le couple souligne les progrès effectués pour sauver des enfants, en particulier grâce au développement de la vaccination et de l’immunisation, ainsi que ce qui reste à faire pour permettre aux femmes d’accoucher en sécurité et de faire face à la malnutrition.

Donner les moyens aux femmes de se prendre en charge est essentiel, et leur donner accès à des contraceptifs afin qu’elles puissent avoir le nombre d’enfants qu’elles veulent et espacer les naissances est crucial. Quand les femmes laissent passer au moins trois ans entre chaque naissance, leurs enfants ont plus de chance de survivre, d’être en bonne santé et bien éduqués, disent-ils. « Comme les vaccins, les contraceptifs sont une des innovations les plus importantes pour la préservation de la vie dans l’histoire », écrit Bill Gates dans sa lettre.

Depuis la création de la Fondation, il s’est opéré un glissement de la recherche de solutions technologiques vers une attention plus large poetée aux changements sociaux. L’importance accordée à l’émancipation et au renforcement du rôle des femmes s’est imposée d’elle-même, estiment-ils.

Les femmes : un accélérateur de développement

« Vous ne pouvez pas prétendre être du monde développé et ensuite vous retourner et nier l’importance du rôle des femmes dans les pays les plus pauvres », affirme Melinda Gates. Qu’elles nourrissent leurs enfants au sein puis les fassent vacciner fait une grande différence sur la manière dont grandiront ces enfants et sur leur espérance de vie, alors que les hommes ne seront pas forcément là pour s’en occuper. « C’est pourquoi il faut prendre en considération le rôle des femmes et se rendre compte qu’elles sont un accélérateur de tout ce que vous aimeriez qu’il se passe dans le monde pour la santé, le développement et le changement social. »

« La pauvreté est sexiste », ajoute Bill Gates dans la lettre annuelle publiée par le couple, une phrase qu’il a empruntée au chanteur Bono. « Plus une société est pauvre et moins les femmes ont de pouvoir. Ce sont les hommes qui décident si elles ont le droit de sortir, de parler aux autres femmes, de gagner leur vie. Ce sont les hommes qui décident s’il est acceptable ou pas de frapper une femme. La domination masculine dans les sociétés les plus pauvres est tout simplement effarante ».

« C’est aussi paralysant, ajoute Melinda Gates. Limiter le pouvoir des femmes maintient tout le monde dans la pauvreté ». Le couple Gates évoque ses visites aux prostituées en Inde, qu’ils ont encouragées à s’organiser en groupes de soutien, estimant que cela pouvait les aider à insister pour que leurs clients utilisent des préservatifs, afin de les protéger du sida. « Cette vision s’est révélée bien trop étroite », a affirmé Bill Gates. En vérité, ces femmes ont commencé à s’entraider pour chaque aspect de leur vie.

« Rencontrer des travailleuses du sexe »

« Warren [Buffett], si Melinda et moi pouvions t’emmener quelque part sur terre pour que tu voies ce qui est fait avec ton argent, nous t’emmènerions probablement rencontrer des travailleuses du sexe. J’ai rencontré un groupe d’entre elles à Bangalore, et quand elles ont parlé de leur vie, elles m’ont fait pleurer », écrit Bill Gates.

« Une femme nous a raconté qu’elle avait commencé à se prostituer lorsque son mari l’a abandonnée - c’était le seul moyen de nourrir ses enfants. Lorsque les gens de son quartier l’ont découvert, ils ont contraint la fille de cette femme à quitter l’école. Sa fille s’est alors retournée contre elle et l’a menacée de se suicider. Cette mère a fait face au mépris de la société et au ressentiment de sa fille, aux risques du travail de prostituée et à l’humiliation, lorsqu’elle est allée faire un test de dépistage du VIH à l’hôpital. Personne ne voulait la voir, la toucher, lui parler. Et pourtant elle était là, à me raconter dignement son histoire. »

Il y a eu des revers, comme ne pas avoir encore réussi à éradiquer la polio, mais le couple insiste sur les progrès énormes qui ont été réalisés ces dernières décennies pour la santé et, dans sa lettre, se montre optimiste pour l’avenir. « La polio appartiendra bientôt à l’histoire. De notre vivant, le paludisme va s’éteindre. Et plus personne ne mourra du sida. Peu de gens attraperont la tuberculose. Les enfants, partout, seront bien nourris. Et la mort d’un enfant, dans le monde en développement, sera tout simplement aussi rare que dans le monde développé. Nous ne pouvons pas fixer de date pour ces événements et ne savons pas dans quel ordre ils vont se dérouler. Mais nous sommes convaincus d’une chose : l’avenir va surprendre les pessimistes ».

Article traduit de l’anglais.