LA LISTE DE NOS ENVIES

Cette semaine, sillonnez New York avec Vivian Gornick et sa mère, revivez la résistance à la dictature argentine grâce à Laura Alcoba, plongez dans une magnifique chronique de l’émigration aux Etats-Unis sous la plume d’Erich Maria Remarque ou découvrez le parcours du docteur David, figure typique du colonialisme français, retracé par Guillaume Lachenal.

MÉMOIRES. « Attachement féroce », de Vivian Gornick

Cinquième Avenue, Lexington, Broadway, 69e Rue… Inlassablement, deux femmes sillonnent New York. On imagine leur pas aussi vif que leur sens de la repartie. Au fil des années, elles passent et repassent par les mêmes artères comme elles arpentent leur histoire, revenant sur des anecdotes qu’un détail, une précision éclairent toujours différemment. Ces deux femmes, ce sont l’auteure, Vivian Gornick, et sa génitrice. Avec le récit de leurs déambulations se dessine l’île que forme, à l’image de Manhattan, cette relation fille-mère. Carte du Pas-très-tendre, Attachement féroce est un grand livre gorgé de lucidité sarcastique – qui a mis trente ans à nous parvenir. Raphaëlle Leyris

Rivages

Attachement féroce (Fierce Attachments. A Memoir), de Vivian Gornick, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux, Rivages, 224 p., 20 €.

ROMAN. « La Danse de l’araignée », de Laura Alcoba

Toujours hantée par la clandestinité qu’elle a connue en Argentine, la narratrice de La Danse de l’araignée, âgée d’une douzaine d’années, est désormais installée à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), avec vue sur le périphérique et, au loin, Notre-Dame de Paris, pour qui sait faire un effort d’imagination. Sa mère ne dit mot des années de résistance à la dictature argentine, mais Amalia, qui partage leur appartement, en évoque les épisodes les plus violents. La narratrice l’écoute, à hauteur d’enfant, prêtant autant d’attention à l’état de sidération rétrospective d’Amalia qu’au destin des protagonistes.

Et, si la vie de la fillette semble se normaliser au fil d’une intégration réussie, elle reste secrètement rythmée par sa correspondance avec un père détenu en Argentine. Une toile se tisse par-delà l’Atlantique, et Laura Alcoba parvient à en restituer les vibrations les plus infimes, sous l’apparente simplicité du style. Sans fioritures ni torsion narcissique, la note reste juste de bout en bout – et l’écho s’en prolonge. Bertrand Leclair

Gallimard

La Danse de l’araignée, de Laura Alcoba, Gallimard, 160 p., 14 €.

ROMAN. « Cette terre promise », d’Erich Maria Remarque

A sa mort, en 1970, Erich Maria Remarque laissa inachevé le manuscrit d’un roman, magnifique chronique de l’émigration aux Etats-Unis, enfin traduite. En 1944, Ludwig Sommer quitte le camp d’internement d’Ellis Island pour rejoindre à New York la communauté d’émigrés allemands. Ce journaliste berlinois, traqué par les nazis, s’est caché plusieurs années dans un musée de Bruxelles, puis a secondé, dans la clandestinité, un marchand d’art à Paris : c’est cet homme, Ludwig Sommer, qui lui a donné son passeport, et donc une nouvelle identité, avant de mourir.

Grâce à ce sésame, il a pu traverser l’Atlantique et loge à présent dans un hôtel bon marché qu’occupent plusieurs réfugiés. Grâce à l’expertise qu’il a acquise sous l’Occupation, Ludwig Sommer s’engage dans le commerce des œuvres d’art. Bientôt il évolue entre deux mondes, deux classes sociales, deux langues. C’est ce temps suspendu entre deuil et renaissance, douleurs et petites joies de l’exil, que dépeint finement le romancier dans Cette terre promise, poignante satire tragicomique. Macha Séry

Stock

Cette terre promise (Das Gelobte Land), d’Erich Maria Remarque, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Stock, « La cosmopolite », 470 p., 23 €.

ESSAI. « Le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale », de Guillaume Lachenal

C’est l’histoire d’un temps où les médecins étaient des héros de l’empire colonial français. Capables, croyait-on, d’éradiquer les mauvaises fièvres et les déplorables habitudes d’hygiène des indigènes, de leur redonner ainsi la vigueur nécessaire à la fructueuse récolte du caoutchouc ou du coprah, ils fournissaient, avec leurs léproseries ou leurs maternités flambant neuves, de parfaites justifications au projet colonial. Le parcours de Jean Joseph David illustre et dépasse à la fois ce stéréotype : cet officier eut, un temps, un pouvoir démesuré, celui de soigner mais aussi de punir, de contrôler et d’administrer les populations placées sous ses ordres, dans la « région médicale du Haut-Nyong », à l’est du Cameroun, durant la seconde guerre mondiale. Le médecin-commandant David y devint démiurge, « médecin qui voulait être roi », à la façon d’un héros de Kipling ou de Conrad.

Mais l’enquête de Guillaume Lachenal va plus loin, en dévoilant son affectation précédente, sur la minuscule île de Wallis, dans le Pacifique, au cours des années 1930, où il fut, et reste, connu comme « Te Hau Tavite » : « le roi David ». Royauté factice, car le résident français n’y fut jamais intronisé formellement. Mais effective aussi, tant le médecin au side-car et au fouet sut s’insérer dans les formes locales du pouvoir et imposer en quasi-seigneur le travail forcé ou l’intensification des cultures. Royauté dérisoire, enfin, devant les limites et les contradictions de cette domination coloniale et sanitaire, en Polynésie comme en Afrique de l’Ouest, échouant à maîtriser la mortalité, incapable de cerner les formes indigènes de la souveraineté ou du soin, mais laissant des traces fascinantes. André Loez

Seuil

Le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale, de Guillaume Lachenal, Seuil, « L’univers historique », 354 p., 24 €.