Cours de hockey sur gazon à Hillcrest, au Kenya. | Georgina Goodwin / Hillcrest

La cloche sonne. Des ­petites têtes blondes, uniforme à cravate bien ajustée, sortent des salles de classe et déambulent au soleil, longeant les pelouses et les bâtiments de pierre à bow-windows. Certains, une batte de cricket à la main, migrent vers le terrain de sport. D’autres retournent à leur cours de latin. Quelques-uns s’en vont à la chapelle d’albâtre aux vitraux décorés de la croix de saint Georges et où trône un orgue centenaire fabriqué sur les bords de la Tamise.

Tout ça sent bon l’Angleterre profonde. Et pourtant nous ne sommes pas dans le Yorkshire, mais à l’école Pembroke Houseau cœur du Kenya, à 120 kilo­mètres de Nairobi. Dans cette prep school (« école préparatoire ») pour les 6 à 13 ans, un peu plus de 200 enfants suivent en pension complète un enseignement traditionnel basé sur le cursus britannique.

Le bénédicité avant de passer à table

Pembroke est une petite Grande-Bretagne, séparée des pâturages poussiéreux du Rift par une haie parfaitement taillée et une grille électrifiée. Ici, la majorité des professeurs sont anglais et l’accent posh est bien travaillé. Répartis en quatre « maisons » (du nom des fondateurs de l’école), ils connaissent par cœur la devise de l’établissement (Fortuna favet fortibus : « La fortune favorise les forts ») et portent avec fierté son blason : une merlette rouge sans pattes, volant pour l’éternité. Avant de passer à table, on récite le bénédicité dans une salle à manger en bois sombre, copie miniature de celle d’Harry Potter. Thé et petits gâteaux sont invariablement servis à 16 heures.

Tablettes et smartphones sont prohibés. « On n’a pas le droit de se connecter à la Wi-Fi de l’école. Pour aller sur Internet, il faut demander l’autorisation », explique Jack, 12 ans, blondinet à la politesse extrême dont la famille de fermiers britanniques a débarqué au Kenya en 1908. « Les parents ne viennent que le week-end, mais on a le droit de les appeler le mardi et le jeudi. C’est bien : on s’habitue à être plus indépendants ! », assure-t-il.

Chacun de ces « Poud­lard » kényans a ses traditions, son blason – baobab, buffle, phénix ou cheval aquatique – et sa devise en latin.

« Nous sommes fiers de nos traditions ! C’est notre image de marque », assume Jason Brown, directeur de l’école. Pembroke n’est pas unique : elle est membre de la très sélecte Independent Association of Prep Schools (IAPS), organisation rassemblant les 608 meilleures « preps » de la planète. Avec neuf établissements, le Kenya y forme le contingent le plus important en dehors de la Grande-Bretagne : davantage encore que dans les anciens dominions d’Australie ou du Canada.

Pembroke House. | Jason Brown, Headmaster

Chacun de ces « Poud­lard » (nom de l’école d’Harry Potter) kényans a ses traditions, son blason (baobab, buffle, phénix ou cheval aquatique…) et sa devise en latin. Certaines sont discrètes et religieuses – comme St Andrews-Tury qui affirme dans ses brochures vouloir « glorifier Dieu » –, d’autres carrément excentriques. Ainsi la Brookhouse de Nairobi, qui a cru bon de s’entourer de tourelles moyenâgeuses, créneaux et pont-levis du plus beau kitsch.

Toutes respectent le cursus britannique. Pour conserver leur rang, les écoles d’IAPS doivent respecter des critères stricts, dont l’enseignement en anglais et l’accès à des activités variées. A Pembroke, les après-midi peuvent être consacrés à la trompette, à la natation, au cheval, au golf ou au tir à l’arc. Pendant les vacances, les enfants parcourent le Rift à dos de chameau ou partent découvrir la Normandie. « Nos élèves sont heureux et émancipés ! », assure M. Brown.

Tarif minimum : 14 000 euros par an

Un bonheur qui a un prix : 14 000 euros par an pour les preps les plus abordables et jusqu’à 25 000 euros pour les plus onéreuses. « C’est deux ou trois fois moins cher qu’en Grande-Bretagne », rétorque le directeur.

Plus de cinquante ans après la proclamation de l’indépendance, les preps ne sont plus la chasse gardée des descendants de colons britanniques. La majorité des élèves sont issus de riches familles d’expatriés, mais aussi de familles kényanes noires de la classe aisée, venant du monde des affaires et de la classe poli­tique. A Pembroke, pourtant ­gardien sourcilleux des traditions british, la majorité des ­élèves n’a pas la nationalité ­kényane, et l’école accueille une poignée d’élèves musulmans. « On a de plus en plus de visites de familles africaines qui veulent à tout prix que leurs enfants intègrent Oxford et Cambridge », explique M. Brown.

« 60 % de nos élèves partent en Grande-Bretagne. Oxbridge aime nos enfants, formés à la britannique, mais plus émancipés qu’en Angleterre. » Thelma Mohamed, directrice adjointe d’Hillcrest

Pour cela, les écoles d’IAPS sont la voie royale. « Soixante pour cent de nos élèves partent en Grande-Bretagne. Oxbridge aime nos enfants, formés à la britannique, mais plus émancipés qu’en Angleterre, et envoie ­régulièrement des représentants visiter l’école », explique Thelma Mohamed, la directrice adjointe d’Hillcrest, une prep d’IAPS de Nairobi, qui accueille 50 % d’élèves kényans, dont seule une ­minorité descend de Britanniques.

Mais les British ne sont pas seuls : au Kenya, le nombre d’écoles internationales a explosé, offrant à qui en a les moyens des cursus américain, allemand, français et même japonais et suédois. Les riches familles kényanes se battent pour placer leur progéniture dans le meilleur établissement – qu’importe le prix. « Au Kenya, demeure cette pensée très anglo-saxonne qui fait que ce qui est gratuit n’a pas de valeur », analyse Yvan Schmitt, directeur du lycée français Denis-Diderot de Nairobi, qui, malgré des prix trois fois inférieurs aux preps, n’attire que 9 % d’élèves kényans.

Cours imposés de kiswahili

« Cette véritable ruée est la preuve de la faillite complète du système public kényan, s’alarme de son côté Andrew Rasugu ­Riechi, spécialiste des questions d’éducation à l’université de Nairobi. La corruption et le manque de moyens ont tué toute confiance, et au-delà même de l’élite. Jusque dans les bidonvilles, les parents sont prêts à payer des écoles privées à quelques dizaines d’euros par mois plutôt que de choisir le public. »

Existe-t-il un risque de créer une élite hors sol ? Soucieux du problème, le gouvernement a décidé d’imposer d’ici avril aux écoles internationales des heures de kiswahili et d’histoire-géographie kényane. « Ça n’est pas un problème. On enseigne déjà le kiswahili tout au long de la scolarité, insiste Jason Brown. Le Kenya est notre pays d’accueil. On peut très bien enseigner Henri VIII et la lutte pour l’indépendance du pays ! »