C’est une scène qui s’est souvent répétée ces derniers temps dans plusieurs villages du sud-est du Niger et du nord-est du Nigeria, épicentre des activités de la secte extrémiste nigériane Boko Haram : devant de nombreux témoins, un marabout (érudit musulman) tient un exemplaire du Coran à la main et prononce solennellement la formule d’usage.

« Que de ce saint Coran, affirme-t-il, descende la foudre de Dieu sur quiconque aura hébergé un membre de Boko Haram, quiconque, sachant sa présence dans le village, ne l’aura pas dénoncé aux autorités, quiconque aura aidé par la nourriture ou l’information un membre de ce groupe. »

Traduit du kanouri, la langue la plus répandue chez les populations riveraines de la rivière Komadougou Yobé (cours d’eau saisonnier traversant le Nigeria et le Niger) et du lac Tchad, ce geste appelé localement « mettre le Coran » obéit à un code strict pour en garantir l’efficacité.

Il doit en effet se réaliser sous l’égide de l’autorité traditionnelle (chef de village, de canton, sultan, émir) et doit être porté à la connaissance du plan grand nombre. C’est d’ailleurs pour cette raison que très souvent un griot est commis par le chef traditionnel pour enjamber les grandes rues du village afin d’informer les résidents que « le Coran a été mis » contre Boko Haram.

« Délégitimer » le mouvement extrémiste

Cet usage du Coran, bien spécifique aux régions de Diffa et de Zinder au Niger et à l’Etat fédéré du Borno au Nigeria, permet finalement aux autorités de faire d’une pierre deux coups. D’abord, il suscite dans les villages où « le Coran a été mis » une implication forte de la population dans la détection de la présence et l’arrestation des éléments de Boko Haram. C’est un enjeu essentiel dans la phase actuelle de lutte contre les partisans de la secte extrémiste nigériane qui, après avoir perdu du terrain militairement, a choisi de se fondre dans la population, profitant du contexte socio-ethnique favorable.

Le fondateur Mohamed Yusuf puis son successeur Abubakar Shekau ayant recruté leurs éléments dans les ethnies de la région, il restera toujours très aléatoire ici où on n’a pas la culture des pièces d’identité (carte d’identité ou passeport), de distinguer un Kanouri actif dans Boko Haram d’un autre Kanouri qui n’a rien à voir avec la secte islamiste.

On pourrait en dire autant pour les Buduma, les Kanembou, deux autres ethnies de la région. La « mise du Coran » dans les villages permet par ailleurs de délégitimer le mouvement extrémiste en lui ôtant l’argument religieux.

Même si Boko Haram revendique officiellement son projet d’un califat qui s’entendrait aux pays du bassin du lac Tchad (Cameroun, Nigeria et Tchad), dans la pratique la secte a abandonné, avec la disparition de son fondateur Mohamed Yusuf, érudit religieux formé notamment à Médine (Arabie saoudite), la recherche de l’adhésion populaire à sa « guerre sainte ».

« Package » de bienvenue

Issu du courant opérationnel et logistique, Abubakar Shekau a surtout utilisé l’argument matériel pour attirer ses nouvelles recrues. Ainsi, au plus fort de l’ascension de la secte, un « package » de bienvenue comprenant une épouse (prélevée sur les contingents des femmes et des filles enlevées), une moto et une prime d’arrivée de près de 300 euros en nairas (monnaie du Nigeria) était proposé à toute nouvelle recrue.

Désormais en perte de vitesse, la secte n’a plus les moyens de ces excès. Toutefois, elle garde encore une grande capacité de nuisance, notamment à travers l’usage des attentats kamikazes commis par des femmes et des adolescents. C’est d’ailleurs cette capacité de nuisance qui rend problématique la « mise du Coran » dans les villages. Entre la peur de la rigueur de leur livre saint et les craintes des représailles nocturnes de Boko Haram, les villageois se retrouvent quelquefois face à un sacré dilemme.

Au-delà du seul cas de Boko Haram, le président sénégalais Macky Sall appelle les pays du Sahel à accorder plus de place à l’idéologie et à la doctrine musulmane dans leur stratégie de lutte contre les groupes extrémistes. Le chef de l’Etat sénégalais avait saisi, à la fin de 2016, l’occasion de la clôture du troisième Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique pour exhorter les musulmans ouest-africains à trouver dans le Coran les arguments à opposer aux groupes extrémistes. « Je suis convaincu que ces groupes n’ont rien à voir avec l’islam qui est une religion de paix et de tolérance », avait-il soutenu.

Il avait alors également estimé que les travaux de son compatriote Souleymane Bachir Diagne, islamologue reconnu, professeur à l’université américaine de Columbia et auteur de Comment philosopher en islam ?, ouvrage réédité pour la troisième fois en 2014 aux Editions Jismaan à Paris, pouvaient inspirer la contre-attaque des musulmans contre les groupes extrémistes qui écument le Sahel, de la Mauritanie au Tchad en passant par l’Algérie, La Libye le Mali et le Niger.

Comme pour montrer qu’ils prennent très au sérieux la « guerre idéologique » contre les groupes extrémistes, la Guinée, le Mali, le Niger et le Tchad ont passé des accords avec l’institut Mohamed VI basé à Rabat pour la formation de leurs imams. La guerre contre les groupes extrémistes au Sahel se gagne aussi dans les mosquées.

Seidik Abba est journaliste et écrivain, auteur notamment de Rébellion touarègue au Niger : Qui a tué le rebelle Mano Dayak ?, Paris, l’Harmattan, 2010.