LA LISTE DE NOS ENVIES

Au menu cette semaine : la maternité vue par Valérie Mréjen, le génocide rwandais pensé par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau et les arcanes de la chose publique déchiffrées par Cécile Guilbert.

ROMAN. « Troisième personne », de Valérie Mréjen

Dans Forêt noire (POL, 2012), la narratrice emmenait sa mère, morte depuis vingt-cinq ans, en promenade à travers Paris, lui montrant tout ce qui avait changé depuis son décès.

Troisième personne reprend la balade avec la génération suivante. Car ce roman pourrait se résumer à une longue traversée de la capitale : celle qu’un couple effectue en voiture avec un nouveau-né, cette « troisième personne » qui les a fait passer au statut de famille. Ils rentrent de la maternité, chez eux, à l’autre bout de la ville, et la mère pose sur les rues, les immeubles, la Seine et les passants un regard neuf : comme elle l’expérimentera de retour dans son appartement, « tout est bien en place, mais sa perception a changé ».

Le récit de ce trajet minuscule prend des allures d’épopée et s’étire, interrompu par des scènes de la vie de l’enfant, qui s’enchaînent et se répondent selon un principe bout-de-ficelle-selle-de-cheval éprouvé. La matière du temps que restitue cette superposition est l’une des grandes réussites de ce texte. L’autre, la plus incontestable, est sa justesse. Valérie Mréjen l’obtient par la distance légère que lui offre le choix de raconter à la « troisième personne » et l’effet de perplexité gracieuse qu’elle en tire.

Cette justesse repose aussi sur la constante conscience de ce que, avec la parentalité, elle s’attaque à l’une des expériences les mieux partagées au monde, tenue pour exceptionnelle par chacun. Elle joue de ce paradoxe avec le lecteur, tout au long de ce livre qui exerce en permanence à sa propre encontre une salutaire et vigilante ironie. Raphaëlle Leyris

P.O.L

« Troisième personne », de Valérie Mréjen, POL, 144 pages, 10 €.

RÉCIT. « Une initiation. Rwanda (1994-2016) », de Stéphane Audoin-Rouzeau

Il est rare qu’un historien s’exprime à la première personne. Le sujet, le génocide des Tutsi rwandais perpétré entre avril et juillet 1994 (plus de 800 000 victimes), ou plutôt l’indifférence qu’il suscite encore dans l’opinion publique, l’imposait. Spécialiste de la Grande Guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau conte ici sa découverte personnelle de ce que fut cet événement historique auquel, à l’époque, il avait accordé peu d’attention.

D’où le titre, Une initiation, qu’il a donné à cet émouvant et rigoureux récit. Il y décrit ses voyages au Rwanda à partir de 2008 en compagnie d’autres chercheurs, ses rencontres avec des rescapés et les lectures d’essais et de rapports qui lui ont permis d’ouvrir les yeux.

Cette tragédie présente, dit-il, des spécificités, eu égard aux autres massacres de masse qu’a connus le XXe siècle, notamment la violence « intrareligieuse » et son rapide déchaînement à travers le pays, organisé par les relais étatiques que constituèrent préfets et bourgmestres.

Au fil des ans, le Rwanda est devenu une cause pour Stéphane Audoin-Rouzeau, lui qui, disait-il, goûtait peu toute forme d’engagement politique, de quelque bord qu’il soit. Au point d’être convoqué comme témoin aux procès de génocidaires qui se sont tenus à Paris en 2014 et en 2016 – expérience singulière, raconte-t-il, pour un chercheur en sciences sociales jusqu’ici réfugié dans les livres – et de plaider aujourd’hui pour une ouverture des archives de l’Etat français afin que toute la lumière soit faite sur le rôle de celui-ci, avant, pendant et après le génocide. Macha Séry

SEUIL

« Une initiation. Rwanda (1994-2016) », de Stéphane Audoin-Rouzeau, Seuil, 176 pages, 17 €.

ROMAN. « Les Républicains », de Cécile Guilbert

La dernière fois qu’ils se sont vus, ils s’apprêtaient à passer le concours de l’ENA – elle allait échouer, lui, réussir. Trente ans plus tard, alors qu’ils se retrouvent en marge d’une émission de télévision, « la fille en noir », devenue écrivaine, et Guillaume Fronsac, passé des cabinets ministériels à la banque d’affaires, mais gravitant toujours autour du pouvoir, décident d’aller prendre le verre qu’ils n’ont jamais partagé durant leurs études.

Ainsi débutent sept heures de conversation et de déambulation. ­Entre les arcades de la rue de Rivoli, la place de la Concorde et le faubourg Saint-Honoré, en passant par les bars de grands hôtels, ils discutent, tantôt ferraillant, tantôt marivaudant.

Leur sujet : la chose publique, et les mauvais traitements qui lui ont été infligés ces trente dernières années. L’affaire est sérieuse, leurs constats, attristés, et l’atmosphère baignant le roman, crépusculaire ; mais leurs échanges, écrits d’une plume alerte par Cécile Guilbert, réjouissent par leur intelligence, leur rythme et leurs références.

D’autant plus que l’auteure, alternant entre leurs points de vue respectifs et celui d’un narrateur omniscient, donne à ses personnages de l’épaisseur, et à son texte une force allant au-delà du seul pamphlet dirigé contre la classe politique.

Il n’y a pas de « message » dans Les Républicains, et le lecteur aurait le plus grand mal à dire si « la fille en noir », alter ego de Cécile Guilbert, vote à droite ou à gauche. Mais il est certain que ce texte sur le désir (d’autrui et du pouvoir) fait un bel éloge de la littérature comme viatique du politique. Raphaëlle Leyris

GRASSET

« Les Républicains », de Cécile Guilbert, Grasset, 256 pages., 19 €.