L’entrée du bâtiment de la Cour des Comptes, à Paris, en 2016. | BERTRAND GUAY / AFP

Etienne Champion sait à quoi s’en tenir. Le directeur de cabinet de la ministre de la santé, Marisol Touraine, qui a été récemment nommé conseiller maître à la Cour des comptes, va prêter serment, mardi 28 février, dans les locaux de la haute juridiction devant un parterre de magistrats qui le dévisageront, les sourcils froncés. Il n’est pas question de lui jeter des tomates ou de l’enduire de goudron et de plumes : « Nous sommes des gens polis, rappelle, moqueuse, une de ses futures collègues. Mais l’accueil ne sera pas très chaleureux. » Car la désignation de cet homme a causé un vif courroux, rue Cambon.

La procédure veut que le premier président de la Cour formule un avis pour toute désignation d’un nouveau conseiller maître au tour extérieur – c’est-à-dire sur la base d’un choix discrétionnaire du pouvoir exécutif. Un avis qui tient compte des fonctions exercées auparavant par l’intéressé, « de son expérience et des besoins du corps ». Or, Didier Migaud avait indiqué qu’il était défavorable à l’arrivée de M. Champion. François Hollande, l’autorité de nomination en l’espèce, est passé outre, ce qui est rarissime. Il n’était, certes, pas tenu de se conformer à la position du « patron » de la Cour – et ex-poids lourd du PS. Mais l’arbitrage est vécu comme un camouflet.

Pourquoi le recasage de M. Champion pose-t-il problème ? L’explication est fournie par l’Association des magistrats de la Cour des comptes, qui a diffusé un communiqué pour critiquer le choix des plus hautes autorités de l’Etat. Une démarche exceptionnelle pour cette organisation, qui a le verbe rare et très mesuré. A ses yeux, la nomination du bras droit de Mme Touraine rompt avec « les pratiques habituelles en matière d’avancement et d’ancienneté » : M. Champion devient conseiller maître, l’un des rangs plus élevés dans le corps, treize années après sa sortie de l’ENA ; il est bombardé à ce grade avec trois années d’avance sur ses camarades de promotion, qui étaient arrivés mieux classés que lui à la sortie de l’école et qui avaient intégré la Cour comme auditeur, juste après leur scolarité.

« Ils se fichent du monde »

« Notre mécontentement n’a aucune connotation politique, insiste un membre du bureau de l’Association. La meilleure preuve en est que nous avions désapprouvé, en 2011, la décision de Nicolas Sarkozy de nommer Cécile Fontaine, une de ses collaboratrices à l’Elysée, au rang de conseiller maître, malgré l’avis défavorable de Didier Migaud. » Mme Fontaine avait tout juste 40 ans, l’âge minimum requis (à l’époque) par les textes.

Une source au sein de l’exécutif lève les yeux au ciel face à cette « critique corporatiste », qui a « un petit côté élitiste » et « autocentré ». Elle traduirait un mouvement d’humeur, « pas glorieux », face au « profil » de M. Champion : celui-ci a été enseignant avant de présenter le concours interne de l’ENA, réservé aux fonctionnaires titulaires d’une certaine ancienneté. Une filière parfois jugée de haut par ceux ayant réussi le concours externe, qui s’adresse aux jeunes diplômés du supérieur. « Ils se fichent du monde, tempête une magistrate de la Cour, qui est, elle-même, entrée à l’ENA par le concours interne. Le sujet n’est pas là, mais tient au fait que M. Champion passe avant tout le monde. Il y a un minimum de règles à respecter ; sans quoi, les gens sont démotivés. »

« C’est la règle du jeu »

Un ancien cadre de la direction générale de l’administration et de la fonction publique observe que ces phénomènes de « coupe-file d’attente » sont loin d’être rares pour des nominations au tour extérieur dans des corps prestigieux. « Le gouvernement a une totale liberté pour les emplois à sa discrétion, dès l’instant où la personne qu’il souhaite désigner a la nationalité française, jouit de ses droits civiques et remplit les conditions d’âge, variables suivant la fonction considérée, décrypte-t-il. Ainsi, certains ont des parcours plus rapides. C’est la règle du jeu. »

Avant les « affaires » Fontaine et Champion, un autre projet de nomination avait opposé l’exécutif au premier président de la Cour des comptes. En 1997, Jacques Chirac avait envisagé le recyclage de Patrick Stefanini à un poste de conseiller-maître ; Pierre Joxe était contre et c’est son point de vue qui l’avait finalement emporté. Mais M. Stefanini n’était pas resté sur le carreau : un an après, il avait trouvé un point de chute au Conseil d’Etat...