Comment interpréter la déroutante décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) instituant pour les citoyens européens le droit de faire disparaître certaines pages les concernant des résultats de moteurs de recherche sur Internet ?

Cette question était au cœur de la saisine du Conseil d’Etat par quatre internautes après que Google puis la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) eurent refusé de faire disparaître des moteurs de recherche certains résultats les concernant. Ce droit, surnommé un peu abusivement « droit à l’oubli », a été créé par une décision de 2014 de la Cour de justice de l’Union européenne, laquelle a considéré que les moteurs de recherche, qui enregistrent dans leur mémoire de nombreuses pages contenant des informations personnelles d’internautes, devaient être soumis aux obligations qui incombent aux entreprises manipulant des données personnelles. Parmi ces obligations, donner le droit aux internautes de faire supprimer des pages de recherche des informations « inexactes, incomplètes, inadéquates, non pertinentes ou excessives ».

Quelles données justifient-elles de déréférencer une page Web ? Comment concilier le droit à la liberté de communication et celui de la vie privée ? De l’avis de nombreux experts, la CJUE a été, dans sa décision, avare en lignes directrices. Le Conseil d’Etat s’est à son tour heurté à ce flou. Il a en effet, vendredi 24 février, adressé une série de questions préjudicielles à la CJUE, lui demandant de préciser les contours de ce droit. Les réponses à ces questions, qui touchent à la manière dont les textes européens en matière de données personnelles s’appliquent à Internet, pourraient avoir des conséquences bien au-delà de la simple affaire du droit au déréférencement.

Données « sensibles »

D’abord, le Conseil demande à la Cour de justice de l’Union européenne si l’interdiction de principe concernant la manipulation de certaines données (« révélant l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques » et les « données relatives aux infractions et condamnations pénales ») s’applique ou non aux moteurs de recherche.

Une réponse positive aurait de grandes conséquences : même si des exceptions à cette interdiction existent (dans le cadre journalistique, si la personne concernée a consenti à la manipulation de cette information ou divulgué cette donnée personnelle publiquement), ces données qualifiées de « sensibles » sont légion sur Internet. Le Conseil d’Etat demande aussi à la CJUE de lui dire comment ces exceptions s’appliquent à un moteur de recherche, qui ne fait que « retraiter » des données déjà présentes sur Internet.

Si la CJUE répond que cette interdiction de principe ne s’applique pas aux moteurs de recherche, le Conseil d’Etat pose aux juges européens une question très large : comment appliquer le droit européen des données personnelles aux moteurs de recherche ?

Le Conseil demande aussi la marche à suivre par ces moteurs dans le cas où la donnée dont la disparition est demandée est « illicite » : faut-il systématiquement accorder ce déréférencement ou simplement prendre en compte ce facteur dans la décision ?

Quid des données liées aux procédures judiciaires ?

Enfin, la juridiction française interroge la CJUE pour savoir si une demande de déréférencement concernant une donnée « incomplète, inexacte » ou périmée doit systématiquement être accordée. Elle s’interroge également sur le statut particulier des informations liées à des condamnations pénales : une personne mise en examen puis mise hors de cause peut-elle demander à ce que n’apparaissent plus les articles relatant cet épisode lorsqu’on cherche son nom sur un moteur de recherche ?

C’est la première fois qu’une autorité suprême d’un pays membre est saisie de la question du droit à l’oubli. Le Conseil d’Etat offre l’occasion à la justice européenne de préciser les contours d’un droit qui, s’il a rencontré un grand succès auprès des internautes, comporte de nombreuses zones d’ombre.