Wali Khan Norzai, 9 ans, et son père Said, 40 ans, réfugiés afghans dans leur chambre à Derby, 200 km au nord de Londres | Chris Thomond, The Guardian

La nuit était tombée, il pleuvait. C’est alors que les tirs ont commencé. Wali se rappelle qu’il tenait la main de son père, dans le noir, en franchissant cette frontière dans la montagne. Devant eux, la Turquie, derrière, l’Iran ; encore plus loin derrière eux, leur maison afghane abandonnée. Et soudain, tout autour d’eux, des balles ont fusé. Le groupe d’une centaine de personnes s’est dispersé. Lorsque Wali et son père Saïd sont sortis de leur cachette, sa mère et ses six frères et sœurs avaient disparu.

Depuis, une année s’est écoulée sans qu’ils aient la moindre nouvelle d’eux.

Après la Turquie, le périple de Saïd et Wali jusqu’en Grande-Bretagne a été le genre d’odyssée tragique devenue tristement familière ces dernières années : une traversée dangereuse en Méditerranée, une longue marche à travers des pays européens dont ils n’avaient jamais entendu parler, puis plusieurs mois à Calais où ils ont risqué leur vie pour monter à l’arrière d’un camion.

A Derby, de nouveaux camarades

Le père et le fils ont désormais été assignés par le ministère britannique de l’intérieur à Derby, à 200 km au nord de Londres, où les reporters du Guardian sont allés les voir. La vie de Saïd, 40 ans, est marquée par la solitude. En tant que demandeur d’asile en attente du statut de réfugié, cet ancien producteur de melons dans la province de Kunduz, à 330 km au nord de Kaboul, n’a pas le droit de travailler et a peu de connaissances à Derby. Son anglais ne progresse que lentement dans les cours gratuits auxquels il assiste deux fois par semaine. Il est rongé par la disparition de sa femme et de ses autres enfants.

Le matin, après avoir déposé Wali à l’école, il rentre et reste assis seul. Il n’a ni radio, ni ordinateur, ni smartphone ; la télévision dans la chambre qu’ils partagent est cassée. Quand il ne supporte plus le silence de l’appartement, il sort et marche seul dans les rues de Derby, en comptant les minutes jusqu’à ce que la journée d’école soit finie et qu’il puisse aller chercher son fils.

L’anglais de Wali, en revanche, après un peu plus de six mois passés dans le pays, est déjà bon. Du haut de ses 9 ans, il sert d’interprète à son père. Il appelle les médecins, les autorités et même l’entreprise de sécurité G4S, qui gère l’immeuble où ils habitent, pour signaler les problèmes de maintenance. Il adore l’école, dit-il, où il s’est fait huit amis. Ensemble, ils jouent au foot et au cricket. Il aimerait devenir médecin. Y parviendra-t-il ? Que réserve l’avenir aux dizaines de milliers de familles qui, comme Saïd et Wali, sont arrivées en Europe au cours des dernières années ? Ce sont certaines des questions auxquelles le projet « The new arrivals » va tenter de répondre.

A Lüneburg, fitness, rap et soirées arrosées

La médecine, c’est précisément ce que prépare Ruaa, 23 ans, la fille aînée des Abou Rached et véritable fierté de la famille. A Damas, cela n’avait pas été possible. Ce n’est pas que le père, Omar, 55 ans, n’ait pas eu les moyens. Paysan prospère, il cultivait non loin de la capitale syrienne des champs « grands comme sept terrains de foot », dit-il aujourd’hui en exil dans la petite ville de Lüneburg, près de Hambourg, où il s’ennuie ferme. C’est la guerre qui a empêché Ruaa d’étudier et qui a forcé la famille Abou Rached à prendre le chemin de l’exil : la fuite en Méditerranée, l’arrivée dans un centre de réfugiés à Friedland, en Basse-Saxe, et cet atterrissage à Lüneburg en 2015 où l’a retrouvée Der Spiegel.

La famille syrienne Abou Rashed, à Lünebourg, en Allemagne, que suit « Der Spiegel »  pour le projet « The New Arrivals ». | Maria Feck

Nusayba, la mère, 54 ans, a passé sept jours dans une barque en mer avec deux de ses enfants avant d’être secourue par un tanker allemand. Depuis, et même si tous ses enfants ont survécu et sont avec elle en Allemagne, elle ne supporte plus la vue d’une rivière ou d’un lac. Elle ne cesse aussi de songer à ses parents, restés dans la capitale syrienne.

Heureusement, il y a Ruaa. Elle a quitté les siens pour une prépa dans un collège du massif de l’Harz, à 200 km au sud de Lüneburg, partagée entre sa nouvelle liberté, sa famille qui lui manque et la nécessité de réussir pour entrer à l’université. Ses frères et sœurs n’ont pas tous trouvé leur vocation. Mohamed, 20 ans, a commencé un apprentissage dans une entreprise d’électricité et passe son temps libre entre un centre de fitness, un terrain de foot et des soirées arrosées : il s’est vite fait des amis à Lüneburg. Sa vie aurait-elle été très différente en Syrie ? « Bien sûr, sourit-il. Là-bas, on ne boit pas d’alcool, et à 23 ans, t’es déjà marié avec des enfants alors qu’ici, tu continues d’étudier. »

Sana et Ghena, deux soeurs de la famille Abou Rached qui a fui Damas et la guerre pour se retrouver à Lüneburg, dans le nord de l’Allemagne. | Maria Feck pour Der Spiegel

Sana, 15 ans, se souvient de la fuite avec son père et sa sœur Ghena dans les débris des bombardements. En Syrie, elle étudiait le Coran. En Allemagne, elle est fan du rappeur Kurdo, d’origine kurde irakienne. Ghena, elle, a 17 ans et rêve de devenir secrétaire. Mais elle a été refusée pour un apprentissage dans un hôpital, parce qu’elle ne voulait pas enlever son foulard.

A Jerez de la Frontera, on joue collectif

On sent, on pressent que tous ces personnages vont changer au cours des dix-huit mois que va durer le projet « The new arrivals ». Progresser, s’intégrer, c’est évidemment l’espoir des migrants qui composent l’équipe de foot « l’âme d’Afrique » à Jerez de la Frontera, dans le sud de l’Andalousie, entre Gibraltar et la frontière portugaise. Pour certains, explique El Pais, comme les deux Sénégalais Mahu Dione, 25 ans, et Abdou Diouf, 21 ans, c’est tout près de l’endroit où ils ont débarqué, à bord des barques ouvertes qui ont connu tant de drames. D’autres, comme les Camerounais Issa Abdou, 26 ans, et Yves-Florent Fieusse, 32 ans, qui ont réussi à sauter la barrière érigée dans l’enclave de Mellila, la seule frontière terrestre entre l’Europe et l’Afrique. Le seul arrivé confortablement pour rejoindre l’équipe de troisième division n’est pas africain : c’est Amed Soleto, un Bolivien de 26 ans, qui a rejoint – en avion – ses parents qui avaient immigré en Espagne quelques années auparavant. L’âme de l’Afrique, à qui tout l’équipement a été prêté ou donné, termine sa deuxième saison. « L’équipe ne me donne pas un job, dit Issa, mais cela me donne de la joie de vivre. » Et il en faut pour survivre en nettoyant des voitures, avec la peur constante d’être expulsé.

L’âme de l’Afrique, une équipe de troisième division en Andalousie formée par des migrants, africains en majorité, à Jerez de la Frontera. | Juan Carlos Toro

Par Kate Lyons (The Guardian), Eva Thöne (Der Spiegel) et Naiara Galarraga (El Pais). Adaptation : Serge Michel

500 jours, 25 migrants, 4 journaux, 1 projet

Pendant un an et demi, quatre grands médias européens, dont Le Monde, vont raconter chacun l’accueil d’une famille de migrants. Le projet s’appelle « The new arrivals ». A Derby, au nord de Londres, c’est la vie d’un agriculteur afghan et de son fils que décrira le Guardian. A Jerez de la Frontera, en Andalousie, El Pais suivra une équipe de foot composée de migrants africains. A Lüneburg, près de Hambourg, Der Spiegel va chroniquer le quotidien d’une famille de huit Syriens.

Comment vont se tisser les liens de voisinage ? Les enfants réussiront-ils à l’école ? Les parents trouveront-ils du travail ? Les compétences de ces migrants seront-elles mises à profit ? L’Europe les changera-t-elle ou changeront-ils l’Europe ?

Ce projet, financé par le European Journalism Centre, lui-même soutenu par la Fondation Bill & Melinda Gates, permettra de répondre à ces questions – et à bien d’autres.