La pensée du philosophe-sociologue continue d’inspirer (ici, portrait réalisé en 1999 avec de l’acide chlorhydrique sur un toit en cuivre). | THIERRY EHRMANN/CREATIVE COMMONS

Toute sa vie, le sociologue et philosophe Jean Baudrillard, disparu le 6 mars 2007, il y a tout juste dix ans, a eu l’art de planter des banderilles dans nos illusions d’Européens. Dans nos rêves de libération d’abord : « Libération politique, libération sexuelle, libération des forces productives, libération des forces destructives, libération de la femme, de l’enfant, des pulsions inconscientes, libération de l’art… » Depuis les seventies, tout a été libéré, écrit-il en 1990 dans La Transparence du mal (Galilée) : « Ce fut une orgie ­totale de réel, de rationnel, de sexuel, de critique… » Et maintenant, demande-t-il, avec cet humour de pataphysicien qui ne l’a jamais quitté, « que faire après l’orgie ? ». Nous sommes, dit-il, condamnés à « simuler » et à répéter des actes libérateurs vides de sens, puisque leurs « finalités sont derrière nous ».

Nous découvrons qu’alors, la libération pour la libération se retourne contre elle-même. Un sexe libre sans danger, comme un désir libéré sans effroi, n’existe pas : seule « la pornographie » y croit encore, ironise-t-il. La « fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama en 1992, qui devait s’achever par la libéralisation et la démocratisation mondiale, est une « illusion de la fin ». Quant au fameux « âge de l’information » et de la libre communication dans les réseaux virtuels, il raréfie les échanges face à face et dévore le monde réel. Pendant quarante ans, livre après livre – plus de 50 –, Jean Baudrillard a pris un malin plaisir à retourner les croyances de notre temps.

Des désirs attisés par le marketing

Il se fait connaître en 1970 avec un essai qui fait du bruit, La Société de consommation ­(Folio). C’est la fin des « trente glorieuses », on frise le plein-emploi, les grands magasins ne désemplissent pas, la publicité envahit l’espace. Baudrillard fait ce constat historique : désormais, l’individu ne consomme plus pour satisfaire des besoins élémentaires, mais pour assouvir des désirs attisés par le marketing, se différencier des autres, rivaliser avec eux. Le shopping devient la quête moderne du bonheur. La nouvelle « morale ». L’objet, observe-t-il, a pris le pas sur le sujet, qui vit « comme une liberté (…) ce qui est contrainte d’obéissance à un code ». La personne est réifiée. Aliénée par la marchandise.

Le philosophe François L’Yvonnet, qui a ­dirigé le Cahier de L’Herne 2004 consacré à Baudrillard, rappelle que La Société de consommation est devenu « un best-seller de la littérature sociologique ». Sa conception de l’aliénation et de la déréalisation du monde, que Baudrillard va approfondir tout au long de sa vie, a marqué son époque. En France, les contestataires des seventies, décidés à rompre avec le système, s’en réclameront. Les théoriciens de l’écologie politique et de la décroissance aussi, depuis André Gorz jusqu’aux contemporains, Dominique Bourg ou Serge Latouche. Aujourd’hui encore, les penseurs de la gauche antilibérale, altermondialistes, anti-utilitaristes ou néomarxistes, sont imprégnés de cette critique de la consommation. Le philosophe français Jean-Claude Michéa, qui se dit « anarchiste conservateur », déploie des idées proches : il préfacera en 2006 l’édition française de l’ouvrage de l’historien américain Christopher Lasch. Dans La Culture du narcissisme, un essai pessimiste influencé par Baudrillard, Lasch ­dénonce, dès 1979, l’individualisme forcené de l’« hédonisme consumériste », fondé sur la seule satisfaction du Moi, oubliant tout ­altruisme, tout combat démocratique. Des théoriciens comme Benjamin Barber, Richard Sennett, Robert Putnam, critiques de l’ultralibéralisme, partisans d’un capitalisme social, s’en réclameront.

Pourtant, comme le dit François L’Yvonnet, « on ne peut rabattre Jean Baudrillard dans un mouvement d’idées ou de contestation ». C’est un « intellectuel dégagé », qui « cherche à penser la singularité totale de notre époque ». Au cours des années 1980, sa pensée sur nos ­sociétés de consommation s’approfondit. Trois livres marquent son évolution : Simulacres et simulation (Galilée, 1981), La Gauche ­divine (Grasset, 1985), Amérique (Grasset, 1986). Sous l’influence des théories de Marshall McLuhan sur la prégnance physique et ­intellectuelle des médias, il découvre avec ­effroi que nous sommes projetés au cœur d’une combinaison fatale des mondes médiatique, télévisuel, publicitaire, culturel – un vortex géant d’écrans, de battage informationnel et symbolique, d’actualités dramatiques et de technologies qui captent toute notre attention, notre imaginaire, nos corps.

Un monde de simulacres

Nous n’avons plus aucune distance critique sur cet univers enveloppant de signes et d’images scénarisées où, dit Baudrillard, le média réalise l’événement en le déréalisant. C’est un monde de « simulacres vrais ». Dans ses textes, jusque dans les années 2000, il multiplie les exemples pour illustrer l’« hyperréalité » de cette « prolifération des simulacres » : la « gauche divine » prétend « changer la vie » mais elle ne fait que gérer la crise, comme la droite ; les centres-villes et les hauts lieux touristiques sont transformés en musées ; les corps rêvés du bodybuilding et de la chirurgie esthétique se popularisent ; les grands-messes télévisées autour d’un événement-spectacle – guerre du Golfe ou mort de Diana – scandent nos vies passionnelles ; la télé-réalité s’empare du divertissement.

Cette théorie d’un monde de simulacres, dont Edgar Morin nous confiequ’elle l’a toujours « stimulé » – « Baudrillard, dit-il, excelle à désagréger les évidences et à montrer le peu de réalité de la réalité » –, va elle aussi largement ­essaimer aux Etats-Unis. Baudrillard devient, au tournant des années 1980, avec Gilles ­Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault, une figure de la French Theory – ce socle théorique emprunté aux philosophes français qui va bousculer la réflexion universitaire américaine. Aujourd’hui encore, la revue en ­ligne ­International Journal of Baudrillard Studies (IJBS) continue à témoigner de l’intérêt qu’il suscite là-bas. En octobre 2007, elle lui a rendu hommage avec des textes signés par des dizaines d’intellectuels, d’universitaires et d’artistes. En juillet 2016, elle publiait une chronique : « Des choses baudrillardiennes qui circulent dans le cyberespace ».

Au-delà même des intellectuels, l’influence de Baudrillard s’est aussi fait sentir sur le ­cinéma de science-fiction, comme l’a montré l’historien des idées François Cusset dans son essai French Theory (La Découverte, 2003). La réalisatrice Kathryn Bigelow l’a évoquée dans l’IJBS en octobre 2007, à propos de son film Strange Days (1995) : « Sa prescience de l’hyperréalité d’un monde dans lequel l’image apparaît comme plus réelle que l’original a été une inspiration constante, comme un bain révélateur de photographie, colorant chaque plan, donnant forme au film. » L’historien du cinéma Jean-Baptiste Thoret liste dans le Cahier de L’Herne les nombreux films baignant dans une atmosphère « baudrillardienne », au sens où s’y exprime, dit-il, « le sentiment diffus d’un monde qui complote, sous contrôle, à la fois transparent (tout est visible) et totalement opaque (tout est caché), un monde paradoxal où ce que l’on me montre n’est pas ce qui est ».

Ce sont Vidéodrome et Crash (David Cronenberg, 1983 et 1996), Dark City (Alex Proyas, 1998), The Truman Show (Peter Weir, 1998) et, bien sûr, la trilogie Matrix (1999-2003) des Wachowski, explicitement inspirée par Simulacres et simulation, où les humains rêvent une réalité électronique enfermés dans des cocons câblés à un ordinateur central – Baudrillard trouvait le film « grossier ». Et, aujourd’hui, le feuilleton de HBO West World met en scène un club de vacances peuplé de simulacres d’humains parfaits.

Des critiques lors de la guerre du Golfe

Dans les années 1990, alors que les réseaux tissent la toile du World Wide Web, doublant le monde réel d’un cyberespace, Jean Baudrillard prend acte d’un glissement sans précédent vers la déréalisation du monde – et, partant, vers l’aliénation radicale. Il annonce brutalement, dans deux articles parus dans ­Libération et un essai, Le Crime parfait (Galilée, 1995), « le meurtre de la réalité ». Pris dans un incessant aller-retour où ils finissent par se confondre, le monde réel et les mondes virtuels et médiatique nous engluent, assure-t-il, dans leur « réalité intégrale » : « C’est comme si les choses avaient avalé leur miroir et étaient devenues transparentes à elles-mêmes. (…) Elles sont forcées de s’inscrire sur les milliers d’écrans à l’horizon desquels non seulement le réel, mais l’image a disparu. La réalité a été chassée de la réalité. » C’est « l’écran total ».

Pour illustrer cette idée radicale, il publie coup sur coup dans Libération deux articles sur la guerre du Golfe de 1991 : « La guerre du Golfe n’aura pas lieu » (4 janvier 1991) puis « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu » (29 avril 1991). Il soutient que personne n’a rien vu de cette guerre, dont l’énorme couverture média n’a montré au­cun combat, aucun cadavre, sinon des scènes abstraites rappelant des jeux ­vidéo : « Cette guerre-ci est une guerre asexuée, chirurgicale, war processing, dont l’ennemi ne figure que comme cible sur un ordinateur. » C’est une « non-guerre ».

Ces articles vont soulever des réactions acérées. Pour le politologue Philippe Corcuff, la thèse de l’escamotage de la réalité relève du « nihilisme » d’un intellectuel rivé à sa télévision, qui, dit-il, a renoncé depuis longtemps à « explorer les complications du réel » et à utiliser « les outils de la critique sociale » (Le Monde, 17 mars 2007). Car la guerre du Golfe a eu lieu, hors écran. Elle a été responsable de graves pertes humaines et de destructions massives.

Quand Baudrillard publie dans Le Monde, après le 11 septembre 2001, un nouvel article pro­vocateur, L’Esprit du terrorisme (3 novembre 2001), les critiques sur son nihilisme s’attisent. Beaucoup lui reprochent de justifier ­l’attentat lorsqu’il écrit : « C’est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire. » Il répondra qu’il n’émet pas un jugement de valeur : il dresse un constat. Mais la flèche la plus juste a peut-être été portée par le philosophe Chris­tian Delacampagne, qui s’est étonné qu’il n’ait pas eu un mot de compassion pour les 2 977 victimes. Comme si, emporté par sa théorie, Baudrillard n’en voyait plus l’horrible réalité.