Manifestation contre la politique anti-immigration de Donald Trump, à Berlin, le 4 février. | STEFAN BONESS/IPON/SIPA

Elle lui a serré la main, a esquissé un sourire, mais le cœur n’y était pas. Samedi 18 février, dans un des salons rococo de l’hôtel Bayerischer Hof, où se tenait la 53e Conférence de Munich sur la sécurité, la chancelière allemande, Angela Merkel, s’en est tenue à des gestes de pure convenance pour mettre en scène sa première rencontre avec Mike Pence, le nouveau vice-président des Etats-Unis. Le contraste était saisissant avec les images de ses dernières apparitions aux côtés de Barack Obama, les 17 et 18 novembre 2016, à Berlin. Deux jours jalonnés de regards complices et de compliments ­mutuels, couronnés d’un dîner en tête à tête à l’hôtel Adlon, en face de la porte de Brandebourg.

Jamais, depuis la naissance de la République fédérale d’Allemagne, en 1949, les dirigeants du pays n’avaient accueilli si fraîchement une nouvelle administration américaine après avoir si chaleureusement pris congé de la précédente. Qui aurait, par exemple, imaginé qu’un hebdomadaire comme le Spiegel, pourtant peu suspect d’antiaméricanisme primaire, représente un jour, comme ce fut le cas dans son édition du 4 février, le président des Etats-Unis arborant dans une main la tête décapitée de la statue de la ­Liberté et, dans l’autre, un couteau ensanglanté, tel un combattant de l’organisation Etat islamique ?

Cette hostilité, aucun haut responsable politique allemand ne l’a exprimée plus clairement que Frank-Walter Steinmeier. En août 2016, alors ministre des affaires étrangères, celui-ci n’avait pas hésité à qualifier Donald Trump, à l’époque encore candidat, de « prêcheur de haine ». Depuis, M. Steinmeier a été élu président de la République et il est probable que ses nouvelles fonctions lui feront adopter un langage plus policé. Il n’empêche : jamais un personnage appelé à devenir chef de l’Etat allemand n’avait tenu de tels propos à l’égard de quelqu’un qui devait devenir son homologue américain.

La chancelière affiche sa différence

Mme Merkel, elle, n’a jamais été aussi directe. Mais le fond de sa pensée est connu. Le 9 novembre 2016, au lendemain de la victoire de M. Trump, elle aurait pu se contenter de simples félicitations. Elle en a profité, au contraire, pour rappeler les « valeurs communes » à l’Allemagne et aux Etats-Unis, citant à la fois « la démocratie, la liberté, le respect du droit et de la dignité humaine, quels que soient l’origine, la couleur de peau, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle ou les opinions politiques ». Autant de valeurs dont elle n’aurait sans doute pas dressé la liste si elle avait été elle-même convaincue que M. Trump les partageait.

Le 18 février, à Munich, Mme Merkel est allée plus loin. Dans un discours tout en subtilité, lors duquel elle n’a pas cité une seule fois le nom de M. Trump, la chancelière a clairement affiché sa différence avec ce dernier, que ce soit en vantant le « multilatéralisme », en condamnant le « protectionnisme », en avouant « regretter » le Brexit ou en affirmant que « la liberté de la presse est un pilier de la démocratie » – et ce, vingt-quatre heures après la publication d’un Tweet rageur du président américain accusant plusieurs grands médias d’être « les ennemis du peuple américain ».

Dans l’histoire récente, ce n’est pas la première fois que l’Allemagne affiche sa distance vis-à-vis des Etats-Unis. Cela avait été le cas en 2002-2003, quand l’ex-chancelier social-démocrate Gerhard Schröder avait dit non à la guerre en Irak voulue par George W. Bush. Un refus vécu par celui-ci comme une « trahison », ainsi qu’il l’écrira plus tard dans ses Mémoires (Instants décisifs, Plon, 2010). « L’Irak est un moment-clé dans les relations germano-américaines. Pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne a pris le contre-pied des Etats-Unis sur une question centrale de politique étrangère », rappelle Daniela Schwarzer, chercheuse au think tank DGAP (Conseil allemand des relations internationales).

Grand froid après l’espionnage de la NSA

Depuis, les relations entre Berlin et Washington ont à nouveau traversé une période de grand froid. C’était en 2014, à la suite des révélations de l’ex-employé de la NSA Edward Snowden sur l’étendue de l’espionnage pratiqué par les Etats-Unis en Europe. Cette année-là, le gouvernement allemand était même allé jusqu’à expulser le chef des services secrets américains outre-Rhin. « Merkel n’est pas le caniche d’Obama », s’était alors indignée la Frankfurter Allgemeine Zeitung, en référence à la mise sur écoute du portable de la chancelière par les Américains. Les deux pays sont « au seuil d’une guerre diplomatique », avait écrit le quotidien conservateur. « L’affaire de la NSA a été un traumatisme profond. Jusque-là, il y avait quelque chose de très émotionnel dans la relation germano-américaine. Même s’il y avait de l’antiaméricanisme en Allemagne, les Etats-Unis étaient vus, de par leur rôle dans la reconstruction du pays, presque comme des amis. Avec la NSA, cette illusion a été brisée, la ­confiance a été rompue », observe Daniela Schwarzer.

La situation, aujourd’hui, est très différente. Contrairement à la crise irakienne ou à l’affaire de la NSA, ce qui oppose l’Allemagne aux Etats-Unis n’est pas circonstanciel. « Sous Bush ou Obama, nous nous sommes affrontés sur des choix politiques. Cette fois, le fossé est existentiel. On a l’impression que ce sont deux visions du monde et des relations internationales qui s’opposent, et ça, c’est totalement inédit », explique Olaf Boehnke, chercheur associé au DGAP.

La fin d’un âge d’or

Pour Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du ­bureau parisien du German Marshall Fund of the United States, un centre de recherche dont l’objectif est de renforcer la coopération transatlantique, cette ruptureest d’autant plus violente qu’elle contraste avec la « convergence » observée ces dernières années. « Si l’on met de côté l’affaire de la NSA, on peut dire que l’âge d’or de la coopération germano-américaine, ces dernières décennies, a été le duo Obama-Merkel, surtout à la fin. Sous Obama, on a assisté à une forme de “germanisation” du leadership américain, comme si les Etats-Unis avaient repris le concept de leading from the centre (“diriger depuis le centre”) développé par la ministre allemande de la défense Ursula von der Leyen, et qui signifiait une forme de refus d’exercer un rôle de superpuissance agissant seule. Avec Trump, on passe à l’exact opposé. Ce qu’il défend, l’unilatéralisme, la ­désintégration de l’Union européenne, le protectionnisme, est précisément tout ce que combat Merkel. Sans compter que, pour la première fois, on a un président américain qui critique ouvertement la politique du gouvernement allemand, en l’occurrence sur la question des réfugiés. Du jamais-vu. »

Evident, inédit, explicite, le fossé qui s’est ouvert ­entre Berlin et Washington avec l’élection de Donald Trump marque-t-il la fin de la relation très particulière qui s’est nouée entre les deux pays après 1945 et qui a fait de l’Allemagne l’allié le plus fidèle des Etats-Unis sur le continent européen depuis soixante-dix ans ? « Au fond, on ne sait pas, et c’est ce qui est nouveau, observe Daniela Schwarzer. Merkel ne souhaite pas la rupture avec Trump, mais elle la craint. Plus qu’un désaccord manifeste, c’est la crainte d’un désaccord qui préoccupe les Allemands car avec Trump, rien n’est sûr. Un jour, il qualifie l’OTAN d’“obsolète”, et maintenant, il jure qu’il y est très attaché. Pareil pour la Russie, vis-à-vis de laquelle il a fait un virage à 180 degrés depuis son élection. » De son côté, Olaf Boehnke estime qu’« avec Bush, les Allemands n’étaient pas d’accord, mais au moins il donnait l’impression d’agir de façon rationnelle.Avec Trump, c’est le saut dans l’inconnu, et c’est sans doute le point central pour Merkel : elle a l’habitude de traiter avec des dirigeants avec qui elle n’est pas d’accord. Mais il y a une chose qu’elle ­déteste plus que tout : ce sont les gens totalement ­imprévisibles. » Or, sous Trump, leur principal allié est justement devenu totalement imprévisible.