Au pays de Boko Haram, les humanitaires sont aujourd’hui face à leur impuissance. Alors que les Nations unies viennent de lancer une alerte sur les risques de famine dans le nord-est du Nigeria, les grandes ONG spécialisées dans l’urgence sont condamnées à gérer une situation inédite. « Ce n’est pas plus dur qu’en Syrie ou qu’en Afghanistan, mais la plupart des méthodes d’intervention auxquelles nous sommes rodées ne marchent pas ici », admet Sara Tesorieri, chargée du plaidoyer du Norvegian Refugee Council (NRC). « Dans les zones de conflit, nous partons le plus souvent d’un endroit où nous avons gagné la confiance de la population et des belligérants puis nous progressons vers les groupes plus isolés. » Dans l’Etat de Borno, où est née la secte djihadiste, et dans les pays voisins du lac Tchad (Cameroun, Niger, Tchad), où elle a essaimé, cette stratégie est simplement impossible. Boko Haram n’est pas un interlocuteur possible et sa présence est très dispersée.

La carte que déroule Maher Youssef, responsable de l’accès aux zones d’urgence chez NRC, résume à elle seule la complexité de la situation. L’Etat de Borno ressemble à une mosaïque de tâches de couleurs indiquant dans plusieurs nuances de vert et de rouge les espaces accessibles et ceux totalement fermés en raison de l’insécurité et de la persistance des affrontements entre Boko Haram et l’armée nigériane. La majorité des routes est recouverte d’un rouge intense. « Pour se rendre dans une localité qui se trouve normalement à deux heures de route de Maïduguri [capitale de l’Etat et base de toutes les organisations humanitaires], il nous faut parfois un jour et demi. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas arriver à temps pour secourir les plus vulnérables », confirme-t-il. Les Nations unies estiment que plus de 5 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire dans la région.

« Larguer des calories depuis les hélicoptères »

Au cours des derniers mois, l’armée nigériane a repris du terrain et libéré des enclaves où la population a vécu isolée parfois pendant plusieurs années. « La situation dans chaque zone reprise par l’armée est finement analysée avant d’y déployer des opérations de secours, explique Edward Kallon, le coordinateur des opérations humanitaires des Nations unies et représentant du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) au Nigeria. Nous essayons d’établir huit plates-formes logistiques pour améliorer l’accès à ces zones nouvellement libérées. »

En attendant, les trois hélicoptères des Nations unies restent le seul moyen pour atteindre les enclaves les plus dangereuses. « Nous n’étions pas retournés à Banki [à la frontière avec le Cameroun] depuis deux ans. C’est là que nous avons vu les premiers cas de famine, raconte Lise Fouquat d’Action contre la faim (ACF). Nos équipes étaient parties faire une évaluation mais, devant la gravité de la situation, elles ont directement distribué de la nourriture, sans cibler les personnes les plus vulnérables. » Compte tenu de l’insécurité, les opérations ne peuvent parfois durer que quelques heures et, lorsque toute présence physique sur le terrain s’avère impossible, il reste à tenter de « larguer des calories depuis les hélicoptères ».

Infographie "Le Monde"

« Nous essayons d’acheminer de l’eau potable et de la nourriture par la route, mais cela demande une organisation minutieuse, poursuit Alexandre Le Cuziat, directeur régional des opérations d’ACF. Les convois ne peuvent quitter Maïduguri sans l’autorisation de l’armée nigériane. Ensuite, nous devons avoir un système de relais le long des routes pour nous assurer qu’il n’y a pas de danger. Nous communiquons avec le convoi toutes les demi-heures pour vérifier qu’il n’a pas été attaqué. »

Même pas une photocopieuse

Médecins sans frontières (MSF), qui a été l’une des premières organisations internationales à s’installer à Maïduguri en 2014, a été contrainte de faire des entorses à ses principes en acceptant ponctuellement des escortes militaires. « L’accès est si difficile que nous avons du mal à évaluer l’ampleur des besoins. A Maïduguri, on ne voit pas la gravité de la crise, met en garde Natalie Roberts, chargée des opérations d’urgence. En juin 2016, il a fallu que 500 femmes et enfants de Bama parviennent à Maïduguri après avoir parcouru à pied 60 km, puis que 500 autres personnes les rejoignent dans un état de malnutrition sévère pour que nous décidions d’envoyer une équipe là-bas. Elle n’a pu intervenir sur place que deux heures. »

Financièrement, les ONG doivent faire face à des coûts exorbitants. « C’est intenable à long terme, constate la représentante de MSF. Si les gouvernements veulent prévenir la famine, ils doivent faciliter l’accès des humanitaires. » A Oslo, le 24 février, quatorze pays donateurs ont promis de verser 458 millions de dollars (433 millions d’euros) au Nigeria et aux trois pays du lac Tchad pour financer l’urgence humanitaire. Le gouvernement d’Abuja a été rappelé à l’ordre par plusieurs donateurs qui lui ont demandé de veiller à ce que l’armée respecte les règles de protection des civils fixées par la convention de Genève.

Face à cette situation, dont tout indique qu’elle va s’aggraver au cours des prochains mois, certains réclament de faire davantage appel aux associations locales. « C’est une question de survie. Elles connaissent le terrain et sauront mieux comment atteindre les zones sensibles, plaide Charles Usie, responsable de Christian Aid à Borno. Mais, pour cela, il faut que les Nations unies et les donateurs acceptent de desserrer les procédures de contrôle de l’aide internationale. » Des procédures insurmontables pour des structures qui ne disposent souvent même pas d’une photocopieuse.