Les Etats-Unis ont mené, jeudi 2 et vendredi 3 mars, au moins une vingtaine de frappes aériennes contre Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), la branche de l’organisation au Yémen. Il s’agit d’une accélération de la campagne antiterroriste américaine dans le pays : le commandement militaire régional américain (Centcom) y avait annoncé trente raids pour l’ensemble de l’année 2016.

Les avions et les drones américains ont opéré dans un triangle de territoire tribal reculé : des collines du sud du Yémen où AQPA est profondément ancré, à la jonction des provinces de Chabwa, d’Abyane et d’Al-Baïda. Selon le Pentagone, ils ont pris pour cible « des militants d’AQPA, des équipements et des infrastructures ». Des sources tribales ont fait état de blessés parmi les civils, pour l’heure peu nombreux. Un chef d’AQPA à Abyane, Saad Atef, a été donné pour mort vendredi par des sources tribales.

Le chef du bureau des forces spéciales du gouvernement yéménite, à Aden, a estimé que des soldats américains avaient pu participer aux raids, au sol, dans la région de Mowjan, à Abyane. Ramzi al-Fadhli a également affirmé que des navires américains avaient ouvert le feu sur certaines cibles depuis le Golfe d’Aden. Des officiels américains ont nié catégoriquement de tels engagements.

Le risque de pertes civiles exaspère la population

Ils précisent que des raids aériens étaient en préparation depuis janvier, avant l’opération menée le 29 janvier par un commando des Navy Seals – la première opération américaine au sol depuis 2014 – dans un village de cette zone, qui avaient abouti à la mort d’un soldat américain et de vingt-cinq Yéménites, dont dix femmes et enfants. Les frappes des deux derniers jours n’étaient pas le fruit des renseignements collectés par ces soldats, qui sont encore à l’étude selon des officiels du Pentagone.

Ces frappes ont été menées « en coordination » avec le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, a précisé l’armée américaine, qui avait été critiquée par son gouvernement suite au raid de janvier. Vendredi, un officiel yéménite a cependant affirmé, de façon anonyme à l’agence Associated Press (AP), que cette campagne était menée « sans limite de temps », estimant que ses objectifs exacts demeuraient sujets à questions.

La Pentagone rappelle que ces frappes visent à affaiblir AQPA, et à contrer son objectif déclaré de mener des attentats à l’étranger. Mais les pertes civiles que des opérations de large ampleur risquent de susciter exaspèrent la population, et renforcent l’aura des « résistants » d’AQPA. « Les Etats-Unis croient pouvoir se débarrasser de ce problème l’arme à la main, mais c’est illusoire, estime Elisabeth Kendall, spécialiste du Yémen au Pembroke college à l’université britannique d’Oxford. Ces frappes peuvent être utiles, mais elles doivent être plus prudentes : il est très difficile de faire la part des militants d’AQPA au sein des tribus. »

Raids dans une « ère d’hostilité active »

L’armée américaine a fourni publiquement des explications limitées sur ce qui semble être une nouvelle phase de sa campagne au Yémen. Depuis des mois, le Pentagone préparait des plans permettant d’assouplir ses règles d’engagement. Jeudi, un responsable de l’armée, s’exprimant de façon anonyme, a affirmé au Washington Post que le Pentagone avait obtenu une autorité temporaire pour intensifier ses raids dans une « ère d’hostilité active », ce qui l’affranchirait du passage en revue des plans de frappes et de leurs risques potentiels par la Maison Blanche.

L’administration Obama avait suivi de près les programmes de frappes antiterroristes du Pentagone et de la CIA au Yémen, encadrant, encore en juillet 2016, ces procédures par décret présidentiel. Elle s’était montrée réticente à engager les forces spéciales au sol.

Le raid meurtrier de janvier a suscité des critiques contre l’administration Trump, notamment de la famille du soldat américain tué, et au sein du camp républicain. M. Trump lui-même a paru s’effacer derrière les militaires, en expliquant le processus qui avait mené à la validation du raid. « C’est quelque chose qui… Vous voyez, simplement – ils voulaient le faire », déclarait-il le 28 février à la chaîne Fox news.

AQPA s’est considérablement renforcé durant la guerre menée depuis mars 2015 par une coalition dirigée par l’Arabie saoudite, contre les rebelles houthistes et leurs alliés, fidèles à l’ex-président Ali Abdallah Saleh. L’armée américaine dit peiner à suivre ses mouvements, depuis qu’elle a retiré ses conseillers du pays en mars 2015, lorsque les rebelles avaient forcé le président Hadi à s’exiler en Arabie saoudite. Selon le Pentagone, le raid de janvier devait lui permettre de rattraper ce manque.

Un chef tribal allié aux forces du président Hadi

Les forces spéciales américaines ont collaboré depuis 2015 avec leurs homologues émiraties, qui concentrent leurs actions contre AQPA dans le sud du pays, plutôt que contre la rébellion houtiste. Les Américains ont assisté les Emiratis lors de la reprise du port de Moukallah à AQPA, qui aurait tiré en un an environ 100 millions de dollars des installations énergétiques proches du port.

Ces opérations se déroulent cependant dans un environnement complexe. Ainsi, la principale figure tuée dans le raid américain de janvier, Abdelraouf Al-Dhahab, présentée par les Etats-Unis comme un haut dirigeant opérationnel d’Al-Qaida, était un chef tribal allié aux forces du président Hadi, avec lesquelles il avait passé un accord, dès 2013, pour lutter contre Al-Qaida, puis contre la rébellion houthiste. Des membres de la famille de M. Al-Dhahab sont réputés localement être liés à Al-Qaida, et sont apparentés au prédicateur américano-yéménite Anwar Al-Aoulaki, tué dans une frappe de drone américaine en 2011.

Depuis plus d’un an, AQPA combat toutes les forces en présence au Yémen. Mais l’organisation déploie l’essentiel de ses efforts contre la rébellion houthiste, dans la province d’Al-Baïda, rappelle un récent rapport de l’ONU. Cette qualité d’alliés objectifs, obéissant à des logiques locales, a suscité des critiques contre le camp gouvernemental, accusé de collusion avec les djihadistes. Les Etats-Unis eux-mêmes ont inscrit en 2016 deux membres du gouvernement yéménite, dont le gouverneur d’Al-Baïda, sur leur liste des « terroristes mondiaux expressément désignés ».