Luc B., à Nantes le 14 février. | FRANCK TOMPS/ATELIER DU JOUR POUR "LE MONDE"

La première lettre recommandée est arrivée à la fin du mois de janvier. Après quatre mois de loyers impayés. Le montant de ce que Luc B. doit à ses propriétaires y est inscrit en gras. 2 391,47 euros. « C’est allé tellement vite », soupire le chômeur de 53 ans, l’enveloppe à la main.

Une séparation, un licenciement et, bientôt, peut-être, une expulsion. Dans son deux-pièces à Nantes, il raconte les galères en chaîne, « la dégringolade » qui l’a mené jusque-là. Il s’excuse presque en tirant sur le plaid « cache-misère » posé sur le canapé. C’est qu’il pensait en acheter un neuf, en s’installant. « Et finalement… » Finalement, en juin dernier, quelques mois après s’être séparé de sa compagne, il perd son emploi de cuisinier. Une baisse de chiffre d’affaires pousse ses patrons à se séparer d’une de leurs trois crêperies. « Et moi, j’étais le dernier arrivé… », précise Luc B.

Depuis, il vit avec 500 euros d’allocation de solidarité spécifique (ASS) et 270 euros d’aide au logement (APL). « Dur dur » de s’en sortir, avec un loyer à 575 euros. Certes, concède-t-il en touillant son café soluble, il aurait pu trouver un appartement moins cher dès le début. Mais dans l’urgence post-rupture, il a sauté sur le premier qui se libérait. Désormais au chômage, « même pas la peine d’en chercher un autre ».

Non, il ne profite pas du système pour se la couler douce

Durant ses premiers mois sans emploi, il a bien essayé d’envoyer quelques centaines d’euros par-ci par-là à ses propriétaires, plutôt compréhensifs. Mais, depuis novembre, il a dû se résoudre à un choix : « Soit le loyer, soit manger. » Assurance, mutuelle, Internet, nourriture… Luc B. se sent obligé de justifier chaque dépense pour prouver que non, il ne profite pas du système pour se la couler douce. Il a bien acheté ce jean soldé, « le seul en deux ans », tient-il à préciser. C’est vrai aussi, confie-t-il du bout des lèvres, qu’il joue à l’Euromillion de temps en temps, et s’accorde 20 euros de PMU toutes les trois semaines. « Parce qu’il faut bien tenter sa chance, non ? »

Les dépenses aberrantes ne sont pas celles-là, soutient-il en décrivant le cercle vicieux des frais bancaires qui s’ajoutent aux frais bancaires. Et de raconter les semaines à négocier avec son fournisseur d’accès à Internet pour qu’il accepte enfin de changer la date du prélèvement automatique. « Ils étaient bornés, il fallait absolument que ce soit le 23. » Fin de mois oblige, son compte était vide, le prélèvement refusé… et des frais lui étaient ponctionnés le mois suivant. « Vous voyez le cauchemar. »

Son CV de chef cuisinier traîne sur la table du salon chichement meublé. Luc B. a répondu à des dizaines d’annonces depuis son licenciement, et c’est bien la première fois qu’il se heurte à un tel silence. Voilà trente-deux ans qu’il passe de brasserie en crêperie, en choisissant, parfois, de rester quelques semaines sans activité. Sans s’inquiéter. Il savait que, du jour au lendemain, il retrouverait une place. « Dans la restauration, le boulot, ça ne manque pas. » Alors, cette fois, il ne comprend pas. Ou plutôt, il croit trop bien comprendre. A 53 ans, le voilà « trop vieux, trop cher », selon lui. Pourtant, en fin de carrière, Luc B. prétend à peine à 1 500 euros net par mois.

Vanter ses « avantages de senior »

Ce matin encore, il est tombé sur une annonce au lancement « déprimant » : « Venez rejoindre notre équipe jeune et dynamique. » Le quinqua fronce les sourcils. « Ça veut dire quoi ? A partir de quand on devient inutile ? » Durant les quelques entretiens qu’il a décrochés, il a donc pris les devants, en vantant ses « avantages de senior ». Ses compétences ? Son expérience ? « Non, les avantages fiscaux pour l’employeur… »

Un ami lui a conseillé de reprendre un rythme saisonnier, « comme avant ». Luc B. soupire en évoquant ses souvenirs : « J’étais jeune, j’avais la patate. Là, c’est plus de mon âge de bosser comme un taré. »

Malgré son tee-shirt Smile everyday, il confie avoir des « jours sans ». A rester dans sa chambre, sans bouger, volets baissés. « Et puis le lendemain, faut bien se relever ! » D’autant que la fin de la trêve hivernale approche. « J’y pense souvent quand je croise des SDF. Je me dis que ça pourrait être moi. » Il secoue la tête. Non. Il finira bien par trouver un petit contrat. Pour le moment, il n’a pas encore poussé la porte des Restos du cœur. « Attention, je ne juge pas ceux qui y vont », prévient-il. Lui n’y arrive pas. « C’est de l’orgueil », il le sait bien, mais parfois, il se dit qu’il ne lui reste que ça.

Sa colère au fond de la gorge, il refuse de la transformer en vote extrême au printemps prochain, à la présidentielle. « Je sais bien ce que le FN pense de mon mode de vie. Pareil pour Fillon. » Luc B. est bisexuel. Il raconte encore, la voix tremblante, son agression homophobe, il y a quelques années. « Alors non merci. » Pour lui, ce sera Benoît Hamon et son revenu universel, qu’il « adore ». Ou Emmanuel Macron. Il ne sait pas encore très bien ce qu’il propose, mais « au moins, il sort du clivage droite-gauche. Et il est nouveau ! » Jeune, et dynamique.

Nous avons rencontré Luc à la suite du message qu’il a laissé sur notre appel à témoignages : « Et vous, qu’est-ce qui vous préoccupe ? » N’hésitez pas à faire comme lui, et témoignez ! Retrouvez également nos grands formats à l’écoute des Français.

Le projet #FrançaisesFrançais

Qu’est-ce qui vous préoccupe ? C’est la question que des reporters du Monde posent, depuis septembre, un peu partout en France, en cette année d’élection présidentielle.

Ils en ramènent des histoires, des regards, des voix, celles de Françaises et de Français ordinaires, ou presque. Cela s’appelle donc #FrançaisesFrançais, c’est à lire dans notre rubrique et à partager sur les réseaux sociaux…

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