Détail d’une couverture de l’influente revue britannique sur le jeu vidéo « EDGE », qui a accordé 10/10 à « Breath of the Wild ». | EDGE/Nintendo

« Zelda20sur20 ». C’est ainsi que depuis le 2 mars, le plus grand site sur le jeu vidéo de France et d’Europe, Jeuxvidéo.com, surnomme The Legend of Zelda : Breath of the Wild. Et il n’est pas le seul. Le jeu d’aventure de la nouvelle console de Nintendo, la Switch, a affolé la critique avec une note moyenne de 98/100 sur l’agrégateur de tests Metacritic. Sur 67 tests référencés, pas moins de 41 lui ont attribué un 10/10 ou équivalent.

Comment se décide l’attribution de la plus haute note ? Pourquoi se l’autoriser ou se l’interdire ? Quel est l’imaginaire d’un journaliste attribuant, tel un professeur d’école, un 20/20 à un jeu ? Ces questions avaient fait l’objet, en janvier 2016, d’une discussion lors du premier colloque consacré à l’histoire de la presse spécialisée, auquel participait Pixels. La note parfaite, vieille rengaine du journalisme spécialisé dans le jeu vidéo, a en effet autant de soutiens que d’opposants. Y compris chez les journalistes eux-mêmes, que nous avons interrogés.

150 % à « Donkey Kong Country »

Au sein de la petite communauté des testeurs de jeu vidéo, certains sont ouvertement favorables aux notes maximales – par commodité, appelons-les les « maxistes ». Pour justifier un 10/10 ou un 20/20, ils s’appuient d’abord sur des arguments pragmatiques. C’est le cas de Grégory Szriftgiser, dit Rahan, cofondateur du site Gameblog : « Si une publication s’interdit d’attribuer la note minimale ou maximale, ces deux valeurs n’ont mathématiquement aucune fonction dans l’échelle, celles immédiatement au-dessus ou en dessous devant les limites effectives de celle-ci. »

Concrètement, si un site ne veut pas mettre 10/10, cela ne revient-il pas tout simplement à noter sur 9 ? Le site jeuxvideo.com s’interdisait historiquement de dépasser le 19/20. Jusqu’à ce que le jeu Wind Waker fasse exception, en 2003, sans que cela n’ébranle le système de notation du site.

En 2003, « Wind Waker » fut le premier à obtenir la note de 20/20 dans l’histoire de jeuxvideo.com. Le site s’interdisait pourtant à l’époque d’utiliser la note minimale et la note maximale. | Capture d'écran

De l’autre côté du spectre des maxistes, il y aussi ceux pour qui indifféremment de toute question d’échelle, l’important est de pouvoir exprimer sa passion sans limite. « Je ne pense pas qu’un jeu ne puisse pas être parfait, et je ne vois pas pourquoi il y aurait cet interdit de mettre la note maximale », écarte ainsi Alain Huyghues-Lacour, rédacteur en chef de Consoles + dans les années 1990.

« Je suis un passionné, j’aime vraiment ça, je recherche l’enthousiasme, et quand je suis immergé j’en ai plus rien à foutre des détails. »

Dont acte : moins d’un an après son arrivée à la rédaction en chef de Consoles +, le magazine attribuait un 150 % à Donkey Kong Country.

Le risque de la perte de crédibilité

Cette approche montre toutefois assez vite ses limites. Julien Van de Steene, rédacteur en chef de Jeux Vidéo Magazine de 2006 à 2008, insiste sur le double danger inhérent : « Ce qui peut faire hésiter, c’est la peur d’avoir eu un simple coup de cœur et que la note maximale n’aurait plus de sens rapidement. Or c’est le genre de choses qui peut marquer l’esprit chez le lecteur. »

Lui appartient à l’école d’en face, celle que l’on pourrait appeler les « antimaxistes ». Cet ancien de Player One et PSM2 assure n’avoir jamais publié de 20/20 dans les magazines qu’il a dirigés : « Le consensus était que cela pouvait être décrédibilisant. » Quelques années après son 150/100 à Donkey Kong Country, Consoles + a d’ailleurs dû se fendre d’un édito pour faire amende honorable et revenir à des notes plus tempérées.

En 1994, la revue française « Consoles+ » attribue un 150 % à « Donkey Kong Country », dans un contexte d’inflation galopante des notes. | Archives Consoles+

Les magazines Edge en Grande-Bretagne et a fortiori Famitsu au Japon sont notamment tombés dans ce piège : à force de multiplier les 10/10 et les 40/40 – le premier en est à son vingtième, le second à son vingt-quatrième – parfois pour des jeux loin d’être exempts de tout reproche, comme Final Fantasy XIII, leur jugement ne fait plus autant référence qu’auparavant, et leurs notes maximales ne font plus vraiment événement.

Evolution du nombre de notes maximales attribuées par EDGE et Famitsu
Les magazines de jeu vidéo de référence Famitsu et EDGE, respectivement créés en 1986 et 1993, n'hésitent plus à accorder plusieurs 10/10 ou 40/40 par an depuis la fin des années 2000.
Source : Wikipédia

« Je ne peux pas juger le divin »

Il ne faut toutefois pas croire que la question de la note maximale s’articule uniquement à des questions journalistiques. Derrière elle, s’exprime aussi un système de valeurs, une représentation du monde, qui affleurent tout particulièrement chez les antimaxistes.

« Pour moi, la perfection n’existe pas », tranche Vincent Oms, rédacteur en chef de la revue The Game. « Je n’ai jamais mis de note maximale à un jeu. Je ne suis pas d’accord avec cette idée-là », corrobore Raphaël Lucas, contributeur depuis plus de dix ans à Jeux Vidéo Magazine. Cette approche, finalement assez commune, n’est pas loin de se teinter d’un certain mysticisme.

Sur Gamekult, « 9 Sélection » correspond à la plus haute note qu’un jeu puisse obtenir. | Capture d'écran

Jean-Marc Demoly, alias « J’m Destroy » pour les magazines Super Power et Joystick dans les années 1990, confesse s’être toujours refusé la note maximale par principe. « Si par essence, une note et une critique sont subjectives, la perfection reste dans le domaine du divin. Si tant est que le divinexiste, évidemment ! » Cet ancien rédacteur en chef haut en verbe ne s’est pourtant pas privé pour signer des parodies de tests iconoclastes, comme se tester lui-même, quand un confrère testait la vie elle-même. Mais pas touche à la note maximale, insiste-t-il. « Une fois de plus, je ne peux pas juger le divin, je ne peux juger qu’une approximation. »

L’incontournable et le révolutionnaire

Entre culte de l’enthousiasme effréné et interdit métaphysique, d’autres tracent une voie intermédiaire, celle d’un « maxisme » pragmatique. Refusant les lectures métaphysiques, ils revendiquent avec humilité et détermination un rôle de guide d’achat à assumer. Pour Arnaud de Keyser, rédacteur en chef adjoint de Jeux Vidéo Magazine, la note maximale a une ainsi vraie fonction, indiquer au lecteur qu’un titre doit faire absolument partie de sa culture de joueur.

« J’ai déjà mis plusieurs 20/20 à “Okami”, “Uncharted 2”, “Red Dead Redemption”, “The Last of Us”… Même si ces titres ont des défauts, je considère qu’il faut les avoir faits, car ils procurent un plaisir qui dépasse les critiques que l’on peut formuler sur tel ou aspect du jeu. Le 20/20 n’est pas un tabou, si le jeu est incontournable, il le mérite. »

Quitte à susciter la méfiance de certains lecteurs, pour qui une injonction à l’achat est toujours suspectée d’être orchestrée d’une manière ou d’une autre par l’éditeur du jeu en question.

Pourtant, la presse a bien ses propres critères d’évaluation autonome. Christophe Delpierre, qui travaille en indépendant, met le doigt sur l’une des exigences les plus partagées : celle d’un jeu qui se détache nettement de la production du moment. « Bien sûr, la perfection n’existe pas, mais [mettre 20/20 à Batman : Arkham Asylum dans Consoles + en 2009], c’était une façon de marquer le coup, explique-t-il. Je sentais qu’on franchissait un cap avec ce jeu, qui réunissait à mon sens à un point encore jamais atteint de nombreuses qualités. »

A l’origine, « EDGE » réservait ses 10/10 aux jeux qu’il considérait comme révolutionnaires, comme « Super Mario 64 » à sa sortie, en 1996. | EDGE

Pierre Gaultier, rédacteur en chef du Guide du jeu vidéo, reconnaît là la philosophie originale de la revue britannique Edge.

« Du n° 1 (août 1993) au n° 142 (novembre 2004), le magazine n’accordait la note maximale de 10/10 qu’aux jeux qu’il considérait comme révolutionnaires : “Super Mario 64”, “Gran Turismo”, “The Legend of Zelda Ocarina of Time”, “Halo : Combat Evolved” et “Half-Life 2”. Ainsi, le message qu’envoyait un 10/10 n’était pas seulement celui d’un guide d’achat : un 10/10 était un marqueur critique (Ce jeu rentrera dans l’histoire) et un véritable événement, capable de provoquer des tsunamis de réactions sur le Web. »

Les nombreux 10/10 de Breath of the Wild rentrent, manifestement, dans cette catégorie-là. Reste encore à convaincre les joueurs eux-mêmes, aux critères tous différents, et souvent gênés par les excès d’enthousiasme journalistique.

La tentation de la surnote parodique

Parce qu’entre les tenants et les opposants de la note maximale, aucun terrain d’entente ne sera de toute façon jamais possible, certains s’amusent à jouer de l’évaluation finale en la détournant. Ce sont les « altermaxistes ».

« Parfois, on préfère une bonne vanne qu’une note », sourit Grégory Szriftgiser. Aujourd’hui, le magazine Canard PC a fait des évaluations abracadabrantesques une de ses marques de fabrique. STALKER et Dishonored ont tous deux hérité d’un 15/10 volontairement absurde, The Witcher 3 d’un « 9 ou 10 on s’en fout, c’est une tuerie/10 ».

« C’est une volonté délibérée de le faire régulièrement, explique Ivan Gaudé, cofondateur et rédacteur en chef online de la revue. Le but est de désacraliser la note, de rappeler l’intérêt du texte accompagnant pour la comprendre, et de ne pas cacher la part de subjectivité non seulement inévitable, mais aussi indispensable. » Une pratique commune aussi à Pixels. En 2003, le magazine GameFan, précurseur, était même allé jusqu’à noter Metal Gear Solid 3 en fréquences de radio.

« GameFan » avait noté « Metal Gear Solid 3 » en fréquences fictives de radio – clin d’oeil amoureux au rôle de celles-ci dans le jeu. L’échelle de note, elle, a disparu. | GameFan

La pratique ne fait toutefois pas l’unanimité. « Je vois la note comme une information pour le lecteur, pas un jouet pour journaliste. Mettre une note parodique, une non-note, c’est se faire plaisir sans faire son taf correctement », épingle Gaël Fouquet, ancien rédacteur en chef de Gamekult.

« Bien que le monde du jeu vidéo soit un monde de loisir et de divertissement, il se prend très au sérieux », rappelle Frédéric Goyon, rédacteur en chef de Jeuxvidéo.com, et partisan d’un certain conservatisme formel. « Je considère d’ailleurs que si l’article est bien écrit, bien argumenté, avec la bonne dose de personnalité, il suffit à transformer un 20/20 en 20/20 + ou en 21/20 aux yeux du lecteur. » Mais cela suppose de lire le texte.