Une robe bleue à fleurs, un pull à col roulé bleu clair, un manteau bleu foncé et des bottes marron. Gudrun Jonsdottir a une très mauvaise mémoire. Mais elle se souvient parfaitement de ce qu’elle portait il y a quarante-deux ans. Son émotion, elle aussi, est intacte. Celle qu’elle a ressentie face aux milliers de femmes qui, le 24 octobre 1975, sont descendues dans les rues de Reykjavik pour exiger leurs droits.

Ce jour-là, plus de 90 % des femmes ont fait grève : au travail, mais aussi chez elles. Elles ont laissé les maris se débrouiller avec le ménage, la cuisine, les enfants. Les crèches ont fermé. Les écoles, les supermarchés, les théâtres, les services de télécommunication, les journaux ont tourné à mi-régime. Sans les femmes, le pays a été paralysé. C’était le but recherché, prouver que la moitié de l’humanité est indispensable au fonctionnement du monde. Que, sans elles, plus rien ne va, ni dans la sphère publique ni dans la sphère privée.

« A cette époque, les droits des femmes étaient complètement ignorés en Islande, se souvient Gudrun Jonsdottir, jointe par téléphone à Reykjavik, et qui avait 21 ans à l’époque. L’écart de salaire avec les hommes était énorme, seules les mères célibataires ou les étudiantes avaient accès aux crèches, et le système éducatif était tel qu’il fallait que quelqu’un reste à la maison pour s’occuper des enfants. »

Trois femmes sur soixante députés

Stéréotypes de genre aidant, ce travail incombe aux femmes. Le Parlement est très largement masculin, trois femmes sur soixante députés. « J’étais tout le temps en colère, désespérée par cette injustice, mais la société n’était pas prête à m’écouter, soupire Mme Jonsdottir. J’étais celle qui râlait contre les blagues sexistes, plombait les réunions de travail, les dîners, avec mes commentaires sur la situation des femmes. Et je me sentais très seule. »

Le mouvement de libération des femmes bat son plein en Europe, et l’ONU a proclamé 1975 « année internationale des femmes ». C’est dans ce cadre que le groupe féministe radical Redstockings lance l’idée d’une grève des femmes. Chez la mère de Gudrun, des réunions d’organisation ont lieu dans la cuisine. La jeune fille y assiste, fascinée. Parmi les participantes, une amie de sa mère, Adalheidur Bjarnfredsdottir, une représentante de Sokn, le syndicat des travailleuses non qualifiées.

Le jour venu, l’anxiété est à son comble. En cas de faible participation, les femmes en grève risquent d’avoir des problèmes au travail. La réaction de leurs compagnons ne va pas non plus de soi. Le mari de Gudrun doit emmener leur fille d’un an à son bureau. « Ça n’a pas plu à ses supérieurs, mais il leur a dit que c’était ça, ou il devait rester à la maison pour la garder. »

Les hommes doivent remplacer les femmes

Pris de court par un mouvement à l’ampleur duquel ils ne s’attendent pas, les hommes doivent remplacer les femmes au pied levé : à la maison, avec les enfants, mais également dans les entreprises, où les secrétaires, les agentes d’accueil, les assistantes, les vendeuses ont déserté leur poste et sont sorties manifester. « Beaucoup d’hommes ont joué le jeu, mais beaucoup d’autres ont été odieux et se moquaient de nous, se souvient Gudrun. Mon mari m’a soutenue, mais il n’avait pas le choix : soit il comprenait mon combat, soit nous ne pouvions pas être ensemble. »

Dans la rue, quelque 30 000 femmes convergent vers le centre de Reykjavik. La population de l’Islande ne dépasse pas, à cette époque, 220 000 personnes. Du jamais-vu. A mesure que Gudrun découvre l’étendue de la mobilisation, un sentiment nouveau s’empare d’elle. Au milieu de toutes ces femmes, elle comprend que sa colère n’est plus uniquement la sienne. « En un jour, en une heure, le personnel est devenu politique. »

Sa voix se brise lorsqu’elle évoque le moment où elle a vu Adalheidur Bjarnfredsdottir, l’amie de sa mère, cette « travailleuse anonyme inconnue de tous », haranguer la foule au micro. « Tout à coup, j’ai réalisé que j’étais normale. Que depuis tout ce temps, en fait, j’avais eu raison. J’ai réalisé notre force et notre courage, aussi, d’avoir réalisé cela. »

Première femme du monde à être élue présidente

Depuis lors, tout a changé. Gudrun Jonsdottir, alors étudiante en biologie, a consacré sa vie au militantisme. Elle a rejoint un parti féministe, l’Alliance des femmes, et a organisé trois autres grèves, en 1985, 2005 et 2010, date à laquelle 50 000 femmes sont descendues dans la rue. Cinq ans après ce « jour sans femmes », une Islandaise est devenue la première femme du monde à être élue présidente au suffrage universel direct.

Vigdis Finnbogadottir reconnaît d’ailleurs que son élection a été directement liée à cette journée de grève, grâce à laquelle les Islandaises et les Islandais ont pris conscience des inégalités de genre. En 2009, Johanna Sigurdardottir, ouvertement lesbienne, a été élue première ministre. Depuis sept ans, l’Islande est en tête du classement du Forum économique mondial en termes de parité femmes-hommes.

Pourtant, un certain désenchantement pointe. Les inégalités subsistent. « Quand je lis les médias étrangers, j’ai l’impression de vivre au paradis de l’égalité de genre, mais c’est parfois un paradis très théorique, relativise la militante, âgée aujourd’hui de 62 ans. Certes, notre législation est meilleure que celle de beaucoup d’autres pays, mais les lois ne sont pas toujours appliquées. Trop de femmes sont encore victimes de viols. Le système judiciaire ne fonctionne pas quand il s’agit de violences sexuelles. »

Les femmes continuent de gagner entre 14 % et 18 % de moins que les hommes. L’écart de salaire le plus bas du monde. Mais « on n’a aucune fierté à en tirer, ce n’est pas encore l’égalité », se plaint Gudrun Jonsdottir. Le 24 octobre 2016, à l’appel des syndicats et des organisations féministes, les Islandaises ont d’ailleurs cessé de travailler à 14 h 38 pour protester contre cette discrimination. Pour Gudrun Jonsdottir, quarante-deux ans plus tard, le combat continue.