Retour au sein de l’Union africaine, évacuation de la zone contestée de Guerguerat, rapprochement avec le nouveau secrétaire général de l’ONU : selon Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb, chercheuse à l’université Paris-1, le royaume chérifien a choisi un nouveau cap pour mener sa stratégie sur le conflit au Sahara occidental.

La zone tampon de Guerguerat, à l’extrême sud-ouest du Sahara occidental, a été le théâtre durant plusieurs mois d’un face-à-face tendu entre le Maroc et le Front Polisario. Cela aurait-il pu dégénérer en confrontation armée ?

Khadija Mohsen-Finan Je ne pense pas. Il est probable que cela se serait arrêté au stade de la menace car personne ne veut d’une confrontation armée dans cette région.

A la surprise générale, le Maroc a annoncé, le 26 février, son retrait de la zone. Comment expliquez-vous ce recul, très inhabituel pour Rabat ?

Traditionnellement, les Marocains vont jusqu’au bout lorsqu’il s’agit du Sahara occidental. Mais, depuis plusieurs mois, le royaume change de posture. L’épisode de Guerguerat le prouve. Rabat a voulu faire un geste symbolique fort et a trouvé le moment opportun avec sa réintégration au sein de l’Union africaine, en janvier, et l’arrivée d’un nouveau secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, auquel il veut montrer sa bonne disposition à faire des efforts. Le Maroc réalise aussi qu’il ne peut compter sur un affaiblissement du Front Polisario ou du régime d’Alger, ni sur ses amis habituels, tandis que M. Guterres semble vouloir en finir avec une ONU affaiblie. Le Maroc veut apparaître comme un interlocuteur fiable des relations internationales et isoler le Front Polisario en se mettant dans la légalité.

Pourquoi ce nouveau cap ?

Rabat a compris qu’il devait sortir de l’immobilisme. Le statut quo était considéré comme positif dans la mesure où il permettait au Maroc de ne pas essuyer d’échec. Mais il lui est devenu préjudiciable. Cette situation de « ni guerre ni paix » est un obstacle à ses ambitions économiques, politiques, régionales. Par exemple, dans ses relations avec l’Union européenne : en décembre 2016, la Cour de justice européenne a considéré que les accords d’association Maroc-UE ne s’appliquent pas au Sahara occidental.

Avec sa précédente stratégie, le Maroc s’est retrouvé dans une impasse. Certes, il pouvait, comme le Front Polisario, se targuer de ne pas avoir été vaincu. Et faire la liste des pays favorables à sa cause, mais à quoi cela lui a-t-il servi ? Un enfermement politique et stratégique, une asphyxie économique.

Les relations entre Ban Ki-moon et Rabat étaient tendues…

Ban Ki-moon a mal géré le dossier du Sahara, il l’a laissé pourrir. Il a commencé à s’exprimer seulement à la fin de son mandat, mais l’a fait de façon maladroite et contre-productive [en mars 2016, en visite dans les camps de Tindouf en Algérie, le secrétaire général évoque un Sahara « occupé » provoquant l’ire de Rabat]. Pourtant, à plusieurs reprises, son envoyé spécial pour le Sahara occidental, Christopher Ross, lui avait fait des propositions pour tenter de faire bouger les lignes : il ne les a jamais acceptées.

C’est ce qui explique sa démission récente ?

Christopher Ross fait partie, avec James Baker, des rares personnes à s’être réellement investies dans la recherche d’un règlement du conflit. Rabat a œuvré à les délégitimer en les accusant d’impartialité, d’être proches de l’exécutif algérien.

Aujourd’hui, M. Ross jette l’éponge, car il a échoué à mettre les parties autour d’une table pour négocier. Mais son départ permet aussi au nouveau secrétaire général de l’ONU de partir sur de nouvelles bases avec le Maroc.

L’arrivée d’Antonio Guterres permettra-t-elle de faire enfin avancer le dossier ?

M. Guterres vient d’arriver, il est donc difficile de juger, mais il a envoyé des signes positifs. Il se présente en homme de paix, dit qu’il veut débarrasser l’ONU de son carcan bureaucratique. Jusqu’ici, les responsables onusiens se sont réfugiés derrière cette bureaucratie pour balayer les propositions novatrices, comme celles de James Baker dans les années 2000, et de Christopher Ross plus récemment. Il s’agissait de ne vexer personne : ni Rabat, ni Alger [principal soutien à la cause sahraouie]. Dans l’affaire de Guerguerat, le communiqué de M. Guterres a mis les deux parties sur un pied d’égalité en les enjoignant de quitter le territoire. Auparavant, on se serait contentés de condamner, d’appeler à la négociation et au dialogue.

Mohamed Abdelaziz, qui dirigeait le Front Polisario depuis 1976, est mort le 31 mai 2016. Ce changement à la tête du mouvement indépendantiste peut-il modifier sa stratégie ?

Non. Brahim Ghali [désigné pour lui succéder à la tête de la République arabe sahraouie démocratique et du Front Polisario] défend la ligne dure du mouvement. Après la mort de Mohamed Abdelaziz, chef historique du Front, il ne veut pas donner le sentiment de lâcher du lest. Il n’en a d’ailleurs ni les moyens, ni la volonté. Or le mouvement est très affaibli. Il se contente de continuer d’exister car il est soutenu à bout de bras par l’Algérie. Mais on ne sait pas ce qu’il représente pour les Sahraouis eux-mêmes. Il n’y a eu pas d’études, de consultations sur ce sujet.

Comment peut-on sortir du conflit ?

Il y a trois options : celle d’un Etat sahraoui indépendant, celle d’une confédération et celle d’une autonomie dans le royaume marocain. Je pense que la troisième option est la plus réaliste. Mais pas comme le Maroc l’a jusqu’ici présentée. Il faut que cette autonomie soit négociée, que la population puisse être consultée et que l’accord qui en sortira soit réellement mis en œuvre. Or cette solution n’est pas forcément la plus avantageuse pour le Maroc. Avoir une région réellement autonome, cela veut dire reconnaître l’identité des Sahraouis, négocier avec un acteur qui n’a pas été vaincu et traduire cela concrètement dans les modalités de l’autonomie. Cela veut dire des élections libres, la jouissance des ressources naturelles – ce qui ferait du Sahara occidental une région beaucoup plus riche que les autres, à l’instar de la Catalogne en Espagne – et un enseignement spécifique.

Pourquoi les Sahraouis ne l’acceptent-ils pas ?

Les Sahraouis refusent le plan d’autonomie, car cette offre a été faite de façon unilatérale par le Maroc, sans discussion. Les Sahraouis réclament l’indépendance. Cette demande est devenue une sorte de vote sanction pour dénoncer le fait qu’ils sont maltraités. Mais les Sahraouis auraient tout à gagner à une autonomie à condition qu’elle leur donne de réelles prérogatives. Ils passeraient d’acteur qui se maintient sur plan régional et international à acteur qui a gagné sa place.

En réintégrant l’Union africaine en janvier, le Maroc a-t-il l’objectif de faire expulser la RASD ?

Le Maroc ne peut pas faire sortir la RASD de l’Union africaine (UA). Les pays africains ne veulent pas que la RASD s’en aille. Le Maroc a mené une politique africaine très offensive. Mais il se rend compte que le fait d’entretenir des rapports économiques très étroits avec un certain nombre ne signifie pas qu’ils se plient à sa volonté. Les pays font la part des choses, à l’instar du Nigeria, qui est engagé dans une coopération économique avec Rabat sans le suivre sur le dossier du Sahara. La décision de revenir dans l’UA fait partie du nouveau cap que le Maroc s’est fixé, car c’est un terrain de négociation. L’Organisation de l’unité africaine (OUA), ancêtre de l’UA, avait été très efficace en 1963 pour le règlement de la « guerre des sables » entre l’Algérie et le Maroc.

L’après-Bouteflika peut-il changer la donne ?

Non. Le régime algérien ne changerait pas de position. Dans ce système tricéphal – présidence, état-major, renseignement –, le Sahara occidental a toujours été la chasse gardée de l’armée, comme tout ce qui touche à la question des frontières et à la relation Maroc-Algérie. Ce sera pareil pour le successeur de Bouteflika. En outre, l’Algérie ne souffre pas de ce conflit. Le pays continue de produire du pétrole et du gaz et de l’exporter. Enfin, tant que le conflit au Sahara occidental existe, la question générale des frontières avec le Maroc ne se repose pas. Tout le contentieux entre les deux pays est cristallisé par le Sahara occidental.

Pensez-vous que ce changement de stratégie du Maroc permettra la résolution du conflit ?

La volonté d’un acteur clé de sortir de l’immobilisme est toujours quelque chose de positif. Le Maroc a réalisé que son attitude passée ne lui avait pas permis d’obtenir un règlement. Si le Maroc veut être cohérent, il doit donner des gages, en premier lieu sur les questions des droits humains. Aujourd’hui, les violations demeurent.

On est à la veille du vote pour le renouvellement du mandat de la Mission des Nations unies au Sahara occidental (Minurso), et de la présentation par le secrétaire général de l’ONU du rapport sur la situation au Sahara occidental. M. Guterres demandera-t-il qu’un volet « droits de l’homme » soit ajouté au mandat de la Minurso ? Son rapport pourrait en tout cas introduire des nouveautés, avec des demandes très claires adressées aux deux parties.