Depuis mardi 7 mars, sur le compte Twitter d’ordinaire plutôt sérieux de la députée européenne Julia Reda (Parti pirate, Allemagne), trône un grand mème rose à l’effigie de Jackie Chan. « Mais bordel, qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? », dit ce dernier, moue réprobatrice et sourcils froncés à l’appui.

Jackie Chan n’est pas arrivé là par hasard. En guise de légende, Julia Reda a ajouté à cette illustration humoristique un hashtag : #SaveTheMeme. Le symbole de toute une campagne, largement relayée via un site Web du même nom. Celui-ci a été développé par Bits of Freedom, une organisation de défense des droits numériques néerlandaise. Son objectif : défendre la « sauvegarde des mèmes », ces images détournées et reproduites à l’infini dans un but humoristique.

Un contrôle automatisé des contenus

Car depuis quelques mois, une proposition de directive inquiète ses adeptes. Celle-ci porte sur le droit d’auteur pour le marché unique numérique, au niveau européen. Et depuis sa publication officielle en septembre 2016, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne fait pas que des heureux. Un article, en particulier, est la cible de nombreuses critiques : le treizième. Il concerne les contenus soumis à des droits d’auteurs, et vise à les protéger, à l’aide d’un système automatisé de détection des contrefaçons.

Concrètement, cela se matérialise par un contrôle des images, musiques ou vidéos, publiées sur certaines plateformes comme YouTube, Instagram ou Soundcloud. Si de tels dispositifs existent déjà plus ou moins, ils ne sont pas utilisés à chaque publication de contenu, et ne débouchent pas toujours sur la suppression de ces derniers. Sur YouTube, le système est conçu non pas pour supprimer, mais pour rediriger les recettes publicitaires des vidéos ainsi identifiées vers les artistes ou producteurs concernés.

L’article 13 de la proposition de directive prévoit la détection automatisée de contenus violant les droits d’auteur. | eur-lex.europa.eu

Ici, les technologies de reconnaissance seraient chargées de signaler de manière systématique ce qui constitue une violation des droits d’auteur.

Les plateformes, tenues pour responsables ?

Selon Rejo Zenger, conseiller de la Bits of Freedom depuis maintenant « cinq ou six ans », plusieurs problèmes se posent alors. Le premier, est celui du respect de la vie privée.

« Je pense qu’Internet est un formidable outil, vraiment cool pour communiquer, ou partager des choses avec des gens de partout dans le monde, mais c’est aussi parfois un moyen de surveillance, des gouvernements, ou des entreprises. Je n’aime pas l’idée qu’avec [l’article 13], les plateformes de publication de contenus s’y mettent aussi en quelque sorte, dans le sens où elles devront filtrer absolument tout ce qu’on poste en ligne ».

Cette vérification, pour Rejo Zenger, soulève également la question de la responsabilité de ces plateformes. Jusqu’à présent, la directive sur le e-commerce les protégeait de ce point de vue-là. Les utilisateurs étaient en effet, les seuls à pouvoir être mis en cause, s’ils publiaient un contenu violant les droits d’auteurs, ou d’autres lois en vigueur. Le membre de Bits of Freedom craint que si la proposition de loi passe, ce système ne change radicalement. Ce qui, à l’en croire, pourrait avoir des conséquences importantes sur la liberté d’expression. « Si vous commencez à tenir les sites pour responsables, alors il y a fort à parier qu’ils se mettront à être plus restrictifs sur les contenus autorisés, explique-t-il ainsi. Or c’est justement parce qu’on n’a pas fait ça avant, qu’Internet a pu devenir quelque chose d’aussi grand. »

Mobiliser les citoyens

Rejo Zenger estime enfin qu’un filtre automatique n’est pas suffisamment capable de distinguer les violations de droits d’auteur des utilisations légales de musiques ou d’images, comme les détournements, les parodies et… les mèmes, donc.

Ces derniers ont été placés au centre de la campagne pour une raison bien spécifique, non dénuée d’intérêt. « Bien sûr que tout ce combat va bien au-delà du seul militantisme pour la sauvegarde des mèmes, concède Rejo Zenger. Mais leur mobilisation sert notre cause de manière très efficace. Discuter de lois, ça n’intéresse pas tous les utilisateurs d’Internet. Ils ne pensent pas forcément au sujet de la responsabilité des intermédiaires quand ils postent une photo sur Instagram. Alors que si on en parle à partir de choses qu’ils utilisent ou voient régulièrement comme les mèmes, ils y sont plus sensibles. »

Bits of Freedom espère ainsi « rapprocher » les citoyens européens des décisions politiques « lointaines et compliquées » de Bruxelles. Pour ce faire, un outil a même été mis en place sur le site SaveTheMeme.net. Baptisé « la roulette des membres du Parlement européen », il permet se téléphoner gratuitement à des députés, sélectionnés de manière aléatoire.

La « roulette » permet d’appeler gratuitement des parlementaires, et leur donner notre avis sur la sauvegarde des mèmes. | savethememe.net

« On pourrait se contenter d’écrire des lettres et de les envoyer nous-mêmes, raconte à ce propos Rejo Zenger. Mais pour contrer l’influence de certains lobbys, le mieux, c’est sans doute que les parlementaires entendent des gens lambda leur dire qu’ils ont le sentiment que leurs libertés sont menacés, et que cela n’est pas acceptable. »

« D’autres solutions »

Le défenseur des libertés numériques explique que, selon lui, une seule solution reste envisageable à ce stade. Celle, de réécrire entièrement l’article 13, pour l’empêcher de porter atteinte aux droits des internautes. Puis, de trouver « d’autres solutions », « ailleurs » pour s’assurer que les musiciens, photographes ou autres, soient payés comme il se doit.

La campagne Save The Meme n’est pas sans rappeler une précédente opération, du nom de Save The Link. Un groupe de députés européens de tous bords politiques (parmi lesquels, Julia Reda) s’y mobilisait en janvier contre l’introduction de certaines dispositions, toujours dans la réforme européenne du droit d’auteur. Il était alors question de la liberté de faire des liens hypertexte.