Un jeune homme introverti, qui passait beaucoup de temps à jouer en ligne, avait manifesté à plusieurs reprises des signes de mal-être sur des forums et des sites Internet et laissait entendre qu’il avait une relation conflictuelle avec son père. Pendant plusieurs jours, ces pauvres éléments ont suffi pour que Sébastien Troadec fasse figure, pour des centaines d’enquêteurs amateurs, de suspect principal dans l’affaire des disparus d’Orvault, près de Nantes (Loire-Atlantique). Un coupable idéal qui s’est révélé être une victime, puisque les conclusions de la police ont abouti à la mise en examen, lundi 6 mars, de l’ex-beau-frère du père de famille, qui a avoué aux enquêteurs avoir tué les parents et les deux enfants Troadec, disparus depuis le 16 février.

Entre-temps, la vie numérique de Sébastien Troadec, 21 ans, a été passée au peigne fin par des centaines d’internautes et une partie de la presse. Le contenu de sa dernière conversation par messagerie instantanée avec une amie, publié par Ouest-France, a ravivé les soupçons : « Ça t’es déjà arriver d’avoir marre de plein de chose mais genre d’un coup (…) moi jcrois sa m’arrive là », écrivait-il, trois heures avant que son téléphone ne soit définitivement coupé. Une phrase banale qui soudain, dans le contexte de l’affaire, prit une apparence prémonitoire.

A la relecture, les messages publiés par le fils Troadec, qui auraient pu être écrits par des millions d’adolescents, n’ont pourtant rien d’alarmant. Depuis le 6 mars, plusieurs jeunes gens, amis de Sébastien sur la Toile ou in real life, ont d’ailleurs témoigné qu’il n’y avait dans sa personnalité aucun motif particulier d’inquiétude. Le procureur en charge de l’enquête l’avait lui-même rappelé lors d’une conférence de presse, le 3 mars : « Quand on interroge ses camarades de classe dans l’établissement qu’il fréquente, on le décrit au contraire comme un garçon tout à fait normal, sympathique, qui aimait bien s’amuser comme tous les jeunes de son âge. »

Enquêteurs autoproclamés

Tout au plus avait-il été condamné, en 2013, pour des menaces proférées en ligne. Mais le jeune homme, comme des centaines de milliers d’autres, publiait sur les forums du site Jeuxvideo.com, à partir desquels internautes et journalistes, aiguillonnés par ce fait divers hors norme, se sont empressés de rechercher toutes ses contributions en ligne et de les commenter. A tel point que la modération du site a fini par interdire les sujets de discussion sur l’affaire : « L’enquête a été trop loin. (…) Sachez que ce forum c’est pas le FBI et que à vouloir aller trop loin, ça peut retarder la vraie enquête. »

Ce n’est pas la première fois que la vie d’un internaute est ainsi fouillée par des enquêteurs autoproclamés. Après les attentats de Boston, en 2013, ces derniers avaient là encore identifié un supposé suspect : un étudiant étranger, qui n’avait en fait rien à voir avec l’affaire, avait été harcelé pendant des semaines par des conspirationnistes de toutes sortes. Chaque génération laissant derrière elle de plus en plus de traces numériques, celles-ci pouvant facilement être agrégées pour mieux « coller » avec les faits, il est à craindre que des suspicions arbitraires de ce type se multiplient dans les années à venir.

Une phrase attribuée au cardinal de Richelieu dit qu’on peut trouver dans quelques lignes écrites par le plus honnête des hommes de quoi le faire pendre. Quelques lignes, c’est peu. Mais nos milliers de messages Twitter, Facebook, WhatsApp ou Instagram publiés chaque année fournissent certainement la matière plus que nécessaire pour faire de chacun d’entre nous un suspect potentiel.