Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’avais pas eu la chance de travailler au conservatoire avec Nadia Boulanger, cette vieille demoiselle sublime qui fut le grand maître de la musique du XXsiècle. Elle a fait travailler tous les compositeurs du monde entier, sans exception. J’ai passé cinq ans dans sa classe, trois matinées par semaine. Autant dire qu’elle m’a produit, façonné, inventé. Je l’ai adorée et je l’ai haïe car elle était d’une exigence terrible, d’une rigueur insupportable. Il m’est même arrivé d’avoir envie de la tuer.

Ciel ! A quels moments ?

Eh bien lorsqu’un jour je me suis présenté devant elle, sans avoir travaillé le morceau exigé, et qu’elle m’a dit froidement : « Je n’ai même pas assez de respect pour toi pour te mettre à la porte. » Mais elle avait raison. Quelle femme ! Quelle intelligence ! Quelle ouverture !

Elle faisait tous les dimanches soir un dîner auquel elle conviait de grands personnages : ministres, présidents, créateurs, poètes. Elle m’y emmenait et, à la fin du repas, annonçait solennellement : mes amis, j’ai un jeune élève qui va vous jouer quelque chose. Car il y avait chez elle un piano, un clavecin et un orgue à tuyaux. Vous imaginez ? Un orgue d’église dans son appartement ! Et je jouais. C’est grâce à ces dîners que j’ai découvert Giraudoux, Cocteau, des penseurs, de grands solistes, comme Ivry Gitlis qui est devenu mon ami…

Un bouillon de culture…

Sans équivalent ! Elle ne parlait pas, elle se contentait de poser des questions à ses invités. Et pourquoi ci ? Et que pensez-vous de ça ? C’était stimulant. Ce qu’il y a de plus beau, de plus fort, de plus transcendant dans l’art de vivre.

J’ai donc appris avec elle la musique, mais aussi la littérature, la philosophie, l’histoire. Les humanités… Comme elle était l’amie d’Igor Stravinski, on recevait en premier ses partitions manuscrites et on les déchiffrait en classe avant tout le monde.

Un jour, Stravinski est venu au Théâtre des Champs-Elysées diriger une de ses œuvres. Naturellement, toute la classe s’est déplacée pour aller assister à la répétition. Et voilà que lors d’une pause, je me suis retrouvé assis entre Nadia et Stravinski.

Alors du haut de mes 14 ans furieux, je me suis lancé : « Maître, avez-vous lu le livre de Boulez sur Le Sacre du printemps ? » Car à l’époque, j’étais obsédé par le processus de création. Je voulais comprendre comment les œuvres se fabriquent, je m’attachais à tous les détails. « Je l’ai parcouru, m’a-t-il répondu. Et j’ai vu que Boulez trouve une explication à chaque note, chaque rythme. Mais la vérité, c’est que lorsqu’on est un vrai créateur, on ne sait pas très bien ce qu’on fait. »

Cela vous a surpris ?

Ça m’a libéré ! Ça a éclairé toute ma vie ! J’ai cessé de disséquer les œuvres et compris que ce qui compte, c’est l’invention, l’intelligence, l’audace. Il faut certes posséder la technique, mais il faut surtout se lancer dans l’inconnu en laissant parler son imagination. Rester constamment un débutant.

Qu’est-ce qui vous a mis, enfant, sur la voie de la musique ?

L’ennui. Mon père a déserté le foyer lorsque j’avais 3 ans. Il a eu beau devenir très riche pendant la guerre, il ne nous a jamais donné un centime et ma mère a dû travailler rudement, me laissant seul à la maison avec ma grand-mère tandis que ma sœur allait à l’école. Le piano droit laissé par mon père est donc devenu mon meilleur ami.

Je détestais le monde des enfants que je trouvais cruel : dans les cours de récré, les garçons ne pensent qu’à la castagne. Et je haïssais le monde des adultes réduit à une série d’ordres : « Tais-toi, mange ta soupe, va te coucher. » J’étais désespérément seul et le piano devant lequel je passais mes journées m’a sauvé.

A la radio passait Charles Trenet : « Je chaaante, je chante soir et matin… » C’était rythmé, joyeux. Alors dès 4 ans, avec un doigt, puis une main, puis deux mains, je recherchais la mélodie, puis les harmonies. Et puis j’allumais de nouveau la radio pour essayer une autre chanson. Et puis encore une autre. Je passais ainsi tout mon temps.

Et ma mère a fini par se dire que de ce petit monstre, on pourrait faire un musicien. Elle m’a donné un professeur, puis un autre. Et je suis entré au conservatoire à 9 ans.

Et l’école ?

Pas d’école. J’ai refusé. Je me traînais par terre, c’était un non catégorique. Je n’y suis donc jamais allé. Et j’ai eu raison. On perd tellement de temps pour décrocher un bac qui ne sert à rien. J’ai appris à lire et à écrire tout seul. Ce n’est pas difficile.

J’avais mon piano à la maison, ma radio, ma musique, des livres que je me suis mis à dévorer, à l’affût, par instinct, de tout ce qui pouvait m’apporter la connaissance et la culture. A 16 ans, excessivement sérieux, je suis tombé amoureux d’une jolie jeune fille qui, visiblement, m’aimait bien elle aussi. Mais je lui ai dit : « Non, tu sais, avec la musique et les compositeurs, il n’y a pas de place pour l’amour. Adieu. » Quelle stupidité !

L’absence de votre père a-t-elle constitué un manque déterminant ?

Pas du tout ! Et j’ai compris mon bonheur quand j’ai entendu Sartre déclarer un jour dans une interview : « Ce fut une chance de ne pas avoir de père. Personne n’était sur mon dos pour m’imposer telle étude ou telle direction. » Eh bien à moi non plus on n’a rien imposé. J’étais libre !

Et vous visiez l’excellence…

Toujours. En tout. Et sans savoir ce que j’allais faire de ma vie parce que, à 20 ans, en sortant du conservatoire, je pouvais tout faire dans la musique. Et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait, mais par tranches de vie successives.

Dans la première, j’ai été arrangeur, orchestrateur, et tout le monde faisait appel à moi, de Maurice Chevalier à Barbra Streisand, Yves Montand, Tony Bennett, Henri Salvador, Frank Sinatra. Dans la deuxième, je suis devenu compositeur pour le cinéma de la Nouvelle Vague, Demy, Godard, les autres. Dans une troisième, je suis parti à Hollywood. Puis je suis rentré pour écrire des comédies musicales, des films, des opéras…

Je n’ai jamais cherché ni la gloire ni l’argent. Je voulais juste savoir jusqu’où j’étais capable d’aller trop loin, comme dit Cocteau. Et je n’ai jamais fait de concession, ni changé une note pour plaire ou répondre à une demande. C’était comme ça et pas autrement. Quitte à me faire jeter dehors. Car j’écris une musique forte, qui raconte et existe pleinement. Des réalisateurs m’ont dit : « Si je laisse ta musique, on ne voit plus ma scène. » Et je répondais : « Oui, mais on voit ma musique ! »

Quels sont vos plus grands moments de jouissance en tant que musicien ?

Tout me réjouit ! Hier soir, j’ai été sidéré quand Mikhail Rudy m’a avoué qu’il ne travaillait son piano que lorsqu’il donne un concert. Mais moi, j’ai un bonheur fou à travailler mon piano tous les jours ! C’est comme ça que j’ai conservé une grande dextérité. Et c’est là que je cherche, trouve, pétris de nouvelles choses.

Cet après-midi, je vais assister à la première projection d’un film de Xavier Beauvois dont je dois écrire la musique. Eh bien c’est une joie immense. Je vais découvrir le montage en continu et je vais devoir inventer ce qu’on mettra dessus. Qu’est-ce que ce film fera naître en moi ? Je n’en ai encore aucune idée. Mais ce sera bouleversant.

Quels sont les personnages qui vous ont fait grandir et ont compté ?

Jacques Demy, bien sûr, cet homme merveilleux à qui me liaient tant de choses. Quand il m’a appelé pour faire la musique de Lola, qu’il venait de finir, j’étais occupé sur un film de Marcel Carné et j’ai dû refuser. Sa femme, Agnès Varda, m’a rattrapé : « Comment ? Vous êtes jeune et vous préférez travailler avec un diplodocus comme Carné ? C’est honteux ! Vous faites partie de la Nouvelle Vague ! »

J’ai rendu les armes et me suis débrouillé pour travailler sur les deux films en prenant sur mes nuits. Quand j’ai rencontré Demy, on est tombé amoureux l’un de l’autre.

Plus tard, c’est en lisant son scénario des Parapluies de Cherbourg que j’ai pensé en faire une comédie musicale. Tous les dialogues écrits pour être parlés seraient « musiqués ». Sans changer une syllabe. Du jamais-vu ! Hélas, personne n’a cru au projet. On a fait du porte-à-porte pendant un an, sollicité tous les producteurs français. Aucun n’imaginait que le public resterait dans une salle obscure écouter des acteurs chanter des phrases banales. Il a fallu la gentillesse de Pierre Lazareff pour que le film puisse se lancer.

« La la land » vous rend hommage. Son réalisateur oscarisé se décrit comme un fan absolu. Presque un élève !

Oui, Damien Chazelle, qui parle français, est venu me rencontrer à Paris. Il a vu vingt-trois fois Les Parapluies et le présente partout comme un film « en hommage à Demy et Legrand ». Cela me touche car j’ai adoré son La la land, qui est une petite merveille.

Mais loin de moi l’idée d’une quelconque transmission. J’écris uniquement pour moi. En aucun cas pour faire école. Je n’ai jamais donné de cours, j’ai horreur de ça. Je suis définitivement un élève, pas un prof. Et mes changements de cap n’ont été dictés que par la peur de m’ennuyer, ou de régresser, et l’envie de nouveaux défis.

Après dix ans d’orchestration, j’ai décidé d’arrêter en pleine gloire. J’ai dit à tout le monde : « Ne m’appelez plus ! Je vais faire autre chose. » Après dix ans de Nouvelle Vague, j’ai prévenu les amis : « J’arrête ! » Et je suis parti en Amérique. Et là, même chose : quand j’ai senti que la boucle était bouclée, j’ai renvoyé mon agent et annoncé que c’était fini. Sean Connery m’a appelé : « J’ai besoin de toi pour la musique de mon film. » J’ai dit non. Il a supplié. C’était toujours non. Mais il a rajouté : « Je t’en prie, c’est mon dernier James Bond ! » L’idée de mettre un James Bond dans mon escarcelle m’a fait craquer.

Les musiciens sont-ils heureux à Hollywood ?

Contrairement à ce qui se passe en France où on fait n’importe quoi, le métier de compositeur y est pris en grande considération. Et les musiciens entretiennent entre eux de vrais liens d’amitié et de solidarité. Comme dans une confrérie. Presque une famille.

On dîne ensemble une fois par semaine, et on se joue nos musiques, on se conseille, on s’épaule, à mille lieues des cachotteries et jalousies que j’observe ici. Et puis c’était génial de travailler avec des géants comme Orson Welles, Sydney Pollack, Norman Jewison.

Et pourtant vous rentrez brusquement à Paris, torpillé à 37 ans par une grave dépression.

Terrible ! Un grand burn-out. Je travaille beaucoup, je suis reconnu, adulé, récompensé. Et tout d’un coup, la mort m’apparaît. Tout d’un coup, je me dis : tout cela n’a aucun sens. On lutte, on apprend, on bosse, on crée. Et on finit dans le néant. Autant se supprimer tout de suite. J’en perds le sommeil, obsédé par la mort.

Je consulte les grands médecins d’Hollywood qui m’abreuvent de pilules pour dormir et de remontants pour tenir debout. Je sombre. La vie et la musique ont perdu tout intérêt. Le recours à un psychiatre ne sert à rien, c’est moi qui l’interviewe mais ne lui raconte rien. Désespoir total.

Comment vous sauvez-vous ?

En un ultime sursaut, j’appelle à Paris un grand ami médecin, proche de nombreux artistes, de Chevalier à Cocteau. Je pleure au téléphone. « Reviens !, dit-il. Je sais ce qu’il te faut. Cela sera rude, compte six mois. » Toute la famille quitte donc Los Angeles. Je passe dix-sept jours et dix-sept nuits sans dormir, sans parler, nourri par intraveineuse. Un légume.

Et puis peu à peu je me redresse. Peu à peu je revis et peux reprendre mes engagements professionnels. Mais plus question de vivre en Californie. J’y fais des allers-retours et travaille mes partitions dans l’avion de la Pan Am en les étalant sur trois sièges. Mais je reste basé en France. J’ai besoin de saisons, de culture et de mes amis. Sempé, Folon, Devos, Aragon…

L’obsession de la mort était-elle balayée ?

Pas encore ! Car à peine remis sur pied, j’ai voulu étudier tout ce qu’on savait sur le sujet. J’ai lu, fait des expériences, rencontré des gens extraordinaires comme le fameux Alalouf, médium et guérisseur… Victor Hugo lui-même n’avait-il pas voulu explorer à fond ce sujet ? Et j’ai fini par acquérir la conviction que la mort n’est pas la fin. La vie continue après, autrement. Ça change toute la perspective !

Vous publiez à 85 ans votre premier disque classique ; vous préparez un film, un spectacle musical avec Natalie Dessay, une comédie musicale adaptée au théâtre… Et vous êtes amoureux !

J’adore la vie et j’ai conscience d’avoir eu tellement de chance ! La baraka en permanence ! J’ai forcément au-dessus de moi des fantômes très protecteurs… Voyez mon histoire d’amour avec Macha Méril. Je l’avais rencontrée en 1964 lors d’un festival du film français à Rio. J’avais 32 ans, elle en avait 24, nous sommes tombés fous amoureux. Et nous avons passé une semaine en amants merveilleux.

Mais j’étais marié avec deux enfants en bas âge… Semer le malheur autour de nous nous semblait impossible. Alors on s’est dit adieu à l’aéroport, totalement déchirés. Et puis en 2014, soit cinquante ans plus tard, je suis allé la voir jouer au théâtre. Et tout m’est revenu. Nous avons dîné ensemble – tous deux étions redevenus libres – et je lui ai dit : « Macha, il faut qu’on vive notre amour maintenant. »

Et vous vous êtes mariés !

Et c’est magnifique. Je crois même que ça l’est davantage que lorsqu’on est jeune. On a le temps de goûter pleinement cet amour, d’en sentir la force, la joie, la profondeur. Et quand les gens nous croisent dans la rue, bras dessus-bras dessous, ils nous félicitent. Comme si la passion que nous vivons donnait à tous l’espoir de vivre.

Propos recueillis par Annick Cojean

Parution d’un CD classique chez Sony avec un concerto pour piano et un concerto pour violoncelle dédié à Henri Demarquette, avec l’Orchestre philharmonique de Radio France.
Trois concerts en piano solo : le 1er avril à Nantes, le 3 avril à Rennes, le 7 juin au Trianon pour le Festival des cultures juives.
Concert exceptionnel au Grand Rex à Paris pour fêter les 50 ans des Demoiselles de Rochefort, suivi de la projection du film restauré, les 30 septembre et 1er octobre.

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