Annick Girardin, ministre de la fonction publique, à l’Elysée, le 8 mars. | STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

L’accès au secteur privé va être – légèrement – durci pour les diplômés de plusieurs grandes écoles, telles que l’ENA et Polytechnique. Un projet de décret allant dans ce sens vient d’être adressé au Conseil d’Etat. C’est la ministre de la fonction publique, Annick Girardin, qui porte cette mesure, dont la genèse a suscité – et susciterait encore – de fortes réticences chez d’autres membres du gouvernement. L’un des enjeux du débat porte sur la régulation du « pantouflage », ces départs de hauts fonctionnaires vers le monde de l’entreprise.

A l’heure actuelle, un principe général prévaut pour les élèves issus des établissements visés par le décret : celui de servir l’Etat pendant au moins dix ans. S’ils ne respectent pas cet « engagement décennal », ils paient la « pantoufle », une indemnité censée compenser le coût de leur scolarité, gratuite et rémunérée. Toutefois, la règle est très diversement appliquée : un énarque a le droit de se faire embaucher par une société privée quatre années après sa sortie de l’école et de revenir dans son corps d’origine une décennie plus tard (au maximum) ; un ancien de Polytechnique qui n’entre pas, en début de carrière, dans un grand corps de l’Etat (un « non-corpsard »), peut, sitôt qu’il a son diplôme en poche, voguer vers le secteur marchand – mais s’il y reste définitivement sans avoir accompli ses dix ans de service public, il s’acquitte de la « pantoufle ».

Désormais, les dispositions seront les mêmes pour les personnes issues de Polytechnique (si elles ont commencé leur carrière dans la fonction publique), de l’ENA, de Normale sup’, de Mines ParisTech et des Conservatoires du patrimoine. Elles devront effectuer quatre années « dans un corps de la fonction publique de l’Etat » avant de pouvoir postuler à un poste dans le privé. Au bout de quatre années, maximum, passées dans le secteur marchand, elles devront choisir : regagner la haute fonction publique (pendant au moins six années) ou la quitter ad vitam aeternam, en réglant, au passage, la « pantoufle ».

« Retour sur investissement » et exemplarité

Pour Mme Girardin, les règles qui ont joué jusqu’à présent ne garantissaient pas un « retour sur investissement » satisfaisant. « Quand on s’engage dans ces écoles du service public, c’est pour servir l’Etat et pas autre chose, a-t-elle affirmé récemment, lors d’une rencontre avec des journalistes. L’ENA et les autres grandes écoles ne sont pas là pour former les futures élites des entreprises privées. » C’est aussi une question d’exemplarité, à ses yeux.

Initialement, la ministre voulait aller beaucoup plus loin en imposant un « engagement de servir de dix années [de façon ininterrompue], immédiatement en sortant de l’école ». Idée qui semble avoir essuyé un tir de barrage nourri de la part de plusieurs ministères dont l’encadrement est composé, en large partie, d’énarques et d’anciens de Polytechnique (les ingénieurs des mines, notamment) : « Son projet initial était aberrant, fustige un ancien de l’ENA, employé à Bercy. S’il avait été retenu, il aurait réduit l’attractivité des carrières de l’Etat. Il n’y a pas assez de postes de sous-directeurs et de chefs de service, à l’heure actuelle, pour toutes les personnes susceptibles d’occuper de telles responsabilités. Le privé offre des débouchés. »

D’après cette même source, les changements prônés par Mme Girardin ont un petit goût de « revanche » : fin avril 2016, la ministre de la fonction publique avait annoncé qu’elle renonçait à la réforme de l’accès aux grands corps, lancée par sa prédécesseure, Marylise Lebranchu. Réforme qui s’interrogeait sur l’intégration des meilleures élèves des grandes écoles dans les cadres d’emploi les plus nobles (Conseil d’Etat, Cour des comptes, inspection des finances...). Ayant « perdu cette bataille », Mme Girardin aurait, en quelque sorte, cherché à laver cet affront en modifiant les règles du pantouflage.

« Le texte est totalement inoffensif »

Si la version, finalement validée par l’Elysée et par Matignon, a une portée bien moindre que celle souhaitée au départ par Mme Girardin, elle laisse tout de même perplexes de grands commis de l’Etat : « Ce projet de texte soulève un problème de cohérence avec la volonté affichée par le gouvernement d’encourager les échanges entre le public et le privé, confie un membre de l’inspection générale des finances. Il est visiblement motivé par des considérations morales mais le gain politique sera proche de zéro. »

La démarche de Mme Girardin illustre la volonté récurrente des pouvoirs publics « de mieux maîtriser le parcours professionnel de fonctionnaires qui sont passés dans des écoles de formation après leur réussite à un concours souvent très difficile », décrypte Emmanuel Aubin, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Le but, ajoute-t-il, est de « responsabiliser » ces hauts cadres du public qui ont « bénéficié d’une formation de très haut niveau offerte par le contribuable ». « Les dispositions de ce projet de décret constituent une petite avancée dans le bon sens, enchaîne Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Panthéon-Sorbonne. Mais elles ne régulent qu’à la marge les départs de hauts fonctionnaires vers le privé. » Appréciation partagée par cet énarque qui travaille dans l’administration de Bercy : « Le texte est totalement inoffensif. »

Pour Paul Cassia, le texte initial du décret « semblait être de bon sens ». « Seule une sanction financière vraiment dissuasive empêcherait le “pantouflage”, poursuit-il. A l’heure actuelle, les hauts cadres de la fonction publique qui ne tiennent pas leur engagement décennal, remboursent de 40 000 à 50 000 euros, soit l’équivalent d’un mois ou deux de salaire dans une entreprise “mondialisée”. Ce n’est pas de nature à tarir le flux de transferts. »