Des habitants du township de Hammanskraal, dans le nord de l’Afrique du Sud, reconstruisent leurs habitations après des expulsions, le 24 mai 2016. | MUJAHID SAFODIEN / AFP

LETTRE DE JOHANNESBURG

Le Parlement sud-africain est devenu un endroit surprenant où les interruptions de séances, les provocations, les expulsions sont en passe de devenir une sorte de coutume. C’est un peu gênant, à certains moments, lorsque la dignité de l’institution en souffre, mais le désordre n’est pas le chaos et relève aussi, en réalité, du spectacle – diffusé à la télévision – d’une démocratie en crise de croissance.

Le Parlement est aussi le seul endroit au monde où le président Jacob Zuma se trouve exposé à des contradictions en direct. Et il a beau user de ses éclats de rire protecteurs, les contradicteurs ne faiblissent pas, à commencer par les membres du groupe parlementaire des Combattants pour la liberté économique (EFF) et leur chef, le « commandant en chef » Julius Malema. Ces derniers accusent en substance le Congrès national africain (ANC) d’avoir trahi les Noirs et la lutte de libération – à laquelle ses propres membres n’ont pas pris part, étant trop jeunes pour cela –, abusé par les miettes abandonnées par le « capital monopolistique blanc ».

L’échec ou le futur

Les dirigeants de EFF, dont la plupart viennent de l’ANC, estiment être les seuls à se battre dans l’intérêt des masses, afin d’obtenir un partage des richesses bénéficiant à la majorité des Noirs, et cela inclut la question de la terre. En résumé, faut-il changer les règles de la réforme agraire ? Elle avait été conçue pour ne rien brusquer à ce sujet, et prévoyait d’organiser le transfert en vingt ans (1994-2014), sur une base volontaire, d’un tiers des terres des Blancs à des propriétaires noirs, avec compensations. Ce système n’est jamais parvenu à cet objectif et, sans doute, n’y parviendra jamais si rien n’est fait.

Or, l’échec ou le futur de l’Afrique du Sud, un pays miné par les inégalités, dépendra en partie de décisions sur de telles questions. Lors de son discours à la nation devant le Parlement, en février, Jacob Zuma avait été traité de « délinquant constitutionnel », puis le groupe EFF avait été expulsé sans ménagement par la sécurité – « comme d’habitude, ils m’ont écrasé les couilles », a tenu à préciser Julius Malema.

Afrique du Sud : le chaos à l'Assemblée pendant le discours de Jacob Zuma
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Dans le désordre ambiant, les mots de Jacob Zuma ont été inaudibles. C’est dommage. Il y était question de la nécessité d’engager un cycle de « transformations économiques radicales ». Parmi elles, la terre. Jacob Zuma disait même envisager d’avoir recours à une loi votée en 1975, donc au temps de l’apartheid, pour expulser certains propriétaires. EFF, pour une fois d’accord, réclame même plus : un changement de la Constitution permettant de se saisir de ces terrains, sans compensation, parallèlement à la privatisation des mines et du secteur bancaire.

Puis, début mars, devant l’assemblée des responsables traditionnels, Jacob Zuma a précisé ses idées à ce sujet : « Il est indéniable que beaucoup de gens ont un besoin de terre énorme. Et cela n’est pas surprenant, dans la mesure où c’était la question fondamentale, au centre de notre lutte de libération. » Et de préciser qu’il sera nécessaire de changer la Constitution pour faire avancer ce dossier. Donc de remettre en cause l’inviolabilité de la propriété privée, l’un des piliers de la Constitution élaborée lors de négociations entre l’ANC et les ex-dirigeants blancs sud-africains, au moment où ces derniers s’apprêtaient à quitter le pouvoir.

Un certain vent de panique

L’Afrique du Sud se dirige-t-elle vers une « zimbabwéisation » de la question des terres, avec des saisies tous azimuts ? On n’y est pas. Dimanche 12 mars, l’ANC a rendu public un document, baptisé « Stratégie et tactiques », en vue de sa conférence d’orientations politiques, qui doit être organisée en juin. Un seul des 560 paragraphes, le cinquante-quatrième – quelques lignes dans un flot de mots – est consacré à cette question. On y apprend que la société que veut bâtir l’ANC « exercera une forte pression sur la redistribution de la terre, à la fois dans les zones rurales et urbaines pour le bénéfice de ceux qui en ont été privés par le colonialisme ».

Ce n’est pas le langage de l’urgence absolue, ni celui de la détermination à régler la question par la manière forte. Mais un certain vent de panique flotte dans les cercles de réflexion blancs. La question de la terre ne concerne pas seulement les campagnes, mais aussi les villes, les immenses zones de bidonvilles dont les habitants espèrent pouvoir posséder, un jour, un terrain pour y bâtir un logement. Et cette question, comme d’autres – l’éducation, la santé, les inégalités en général – a le pouvoir de dévorer l’Afrique du Sud telle qu’elle s’est inventée lorsque Nelson Mandela en est devenu le président, en 1994.

Ce monde-là, il est vrai, est en train de craquer, et l’énergie pour le faire changer n’est pas le privilège de EFF, mais semble bouillonner un peu partout. Comme le résumait Edward Webster, professeur de l’université Witwatersrand, début mars, en présentant son dernier ouvrage, une somme sur « la question irrésolue de l’identité nationale » (Wits University Press, non traduit) : « Les idées pour notre libération n’ont pas été produites à l’université, elles sont sorties de la rue, de la vie, des luttes. » Ce devait être historique ; en réalité, c’était sans doute prophétique.

Qui est Julius Malema, militant de l’expropriation des Sud-Africains blancs ?
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